Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avait pas touchés depuis plusieurs années, et dont les branches touffues formaient un sombre couvert. Au-delà s’ouvrait un vestibule auquel le voisinage des arbres ôtait le peu de clarté qu’aurait pu y jeter une fenêtre grillée avec des barreaux de fer. Un large escalier à rampe de pierre occupait l’un des côtés ; mais, au seul aspect des marches, couvertes d’une couche de poussière que le balai n’avait jamais soulevée, on comprenait que les étages supérieurs n’étaient pas habités. Apres le vestibule, il y avait une antichambre si vaste, que toute la domesticité d’un grand d’Espagne y aurait tenu à l’aise, et où l’on ne voyait pas clair même en plein midi.

Félise arriva dans cette maison silencieuse et sombre, conduite par Suzanne, qui était allée la recevoir à la porte de clôture. La chagrine suivante avait toujours le même air rogue, les mêmes inflexions de voix cassantes, la même tournure de vieille fille soucieuse et desséchée. En ce moment, elle semblait sourdement irritée et marmottait des acclamations sans suite entremêlées de soupirs et de gestes saccadés. Félise marchait sur ses pas, presque tremblante et n’osant lui adresser la parole. Elle trouva dans l’antichambre le vieux Balin, lequel était vêtu de noir comme autrefois, muet, raide, et tout d’une pièce dans sa jaquette. Après avoir reconnu Félise d’un regard oblique, il lui ouvrit la porte d’une seconde pièce qui faisait suite à l’antichambre, et se rangea pour la laisser passer. Quoiqu’elle ne fût naturellement ni timide ni craintive, elle entra le cœur palpitant dans cette vaste pièce à peine éclairée par les derniers rayons du jour, et au fond de laquelle elle distinguait vaguement une personne debout et immobile. Au lieu d’avancer, elle s’arrêta, interdite et sans lever les yeux ; puis, faisant un effort, elle balbutia : — Ma tante, vous ne me reconnaissez plus, peut-être...

— Si fait ! je vous reconnais, Félise, répondit Mlle Philippine de Saulieu, après avoir jeté sur elle un seul regard, et en se détournant avec un tressaillement qui trahissait le sentiment involontaire de répulsion et de douleur dont son âme était saisie ; mais, dominant presque aussitôt cette impression, elle ajouta : — Vous étiez donc bien mal au couvent, que vous avez voulu en sortir ?

— Oui, depuis que j’ai perdu ma bonne tante Geneviève, répondit- elle en pleurant. Tant qu’elle a vécu, je n’ai jamais songé à m’en aller du couvent. Est-ce que j’aurais pu la quitter ! Je l’aimais tant ! J’étais venue auprès d’elle toute petite, et je ne connaissais pas d’autre famille, car je ne vous voyais jamais, ma tante, et je vous avais presque oubliée.

À ces mots, elle leva les yeux pour reconnaître la noble et belle figure qui était vaguement restée dans son souvenir ; mais il lui sembla qu’elle ne revoyait pas la même personne : ces beaux cheveux blonds qui s’allongeaient jadis en spirales dorées avaient entièrement blanchi, et leurs mèches argentées encadraient un front sillonné de rides ; ces traits