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changeait le sort de sa jeune amie ; mais dès-lors une plus mortelle tristesse pesa sur son âme, un ennui plus profond la dévora secrètement. Cette séparation la privait d’une consolation puissante et continuelle. L’humeur enjouée de Cécile dissipait souvent sa tristesse ; elle sentait en elle-même comme un reflet de cet esprit vif, de ce naturel charmant. Elle trouvait aussi de douces satisfactions dans les soins qu’elle prenait de sa sœur ; Angèle lui était devenue à son insu plus chère que Félise, et elle s’était accoutumée à la considérer comme une enfant que le ciel lui avait à jamais donnée. D’abord elle espéra vaguement qu’elle lui serait rendue ; mais le père Boinet, qui lui avait laissé dans le premier moment la consolation de cette vaine attente, l’en détourna graduellement et finit par lui faire comprendre qu’elle était pour toujours séparée des deux charmantes créatures qu’elle avait élevées avec tant d’amour. Le monde était véritablement fermé pour les filles de l’Annonciation ; aucun bruit ne pénétrait à travers les sourdes murailles de la clôture, et quoique l’hôtel du baron de Favras fût situé dans le voisinage, quoique de la porte du couvent l’on pût presque apercevoir ce qui se passait chez lui, les religieuses n’entendirent plus jamais parler des demoiselles de Chameroy.

La sœur Geneviève tomba par degrés dans une sorte de langueur morale et de dépérissement physique dont elle ne paraissait pas souffrir. C’était comme une plante jeune et vivace qui, violemment transplantée dans un lieu sans air et sans soleil, s’étiole et périt lentement. Elle végéta ainsi quelques années sans se plaindre, sans s’effrayer, sans connaître même que sa vie consumée était près de s’éteindre. Presque jusqu’au dernier jour elle descendit au chœur, et remplit sa tâche à l’ouvroir. Elle ne se dispensait pas non plus des devoirs que lui imposait sa charge de sous-maîtresse des pensionnaires ; aux heures du travail, elle surveillait encore les petites mains paresseuses et distraites de ces enfans réunis en cercle autour d’elle, mais pendant la récréation, au lieu de les suivre, elle restait assise à l’entrée du jardin, la tête inclinée, le regard errant tantôt sur le ciel, tantôt sur les arbres dont les feuilles commençaient à tomber.

Un soir, elle se trouva si faible, qu’elle ne put remonter seule jusqu’à sa cellule, et qu’elle tomba en défaillance entre les bras des religieuses qui l’accompagnaient. La mère Madeleine accourut aussitôt, et, jugeant que cette maladie de langueur était tout à coup arrivée à sa période extrême, elle fit appeler le père Boinet. La sœur Geneviève ne parlait plus ; sa respiration était haletante, inégale, et ses paupières entr’ouvertes ne laissaient apercevoir que la moitié de ses prunelles bleu pâle, dont le doux rayonnement était déjà éteint. La vie abandonnait rapidement ce corps débile, et l’ame errait sur les limites indécises qui séparent nos jours de l’éternité. Le père Boinet essaya de lui parler ;