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auprès d’un tel personnage. Le ciel m’inspira alors de faire servir l’aversion même qu’il nous porte à l’accomplissement de notre dessein. Je lui dépêchai quelqu’un dont l’habileté, les bonnes intentions et la discrétion me sont connues. Cette personne lui toucha quelque chose de notre influence dans cette maison, et, satisfaisant ensuite à ses questions, elle acheva de lui faire connaître l’autorité spirituelle que nous y exerçons et l’affection particulière que nous portons à l’ordre des Annonciades. Le bonhomme prit feu à ce discours. Il s’indigna de l’approbation qu’on nous donnait, il s’étonna de n’avoir pas appris plus tôt en quelles mains étaient tombées ses pupilles ; il dit enfin toutes les choses que la passion inspire à nos ennemis. C’est sur ces entrefaites que votre message est arrivé ; je ne doute pas qu’il n’accoure bientôt au parloir. Ce n’est pas le salut de ces âmes innocentes qui le préoccupe, c’est la haine qu’il nous porte ; mais, quel que soit le motif de cette action, elle atteint notre but. Aujourd’hui même il emmènera les deux sœurs, et le scandale de cette affaire retombera sur lui seul ; vos filles ne sauront jamais qu’il y avait parmi elles une révoltée ; nous aurons séparé à temps l’ivraie du bon grain.

— Oui, mon révérend père, je m’en réjouis avec vous, dit la mère Madeleine en soupirant ; mais, je vous le confesse, ce n’est pas sans douleur que je verrai partir ces enfans. Il semblait que le Seigneur me les eût données pour toujours, et tout à coup je les perds. Si du moins j’étais assurée de leur bonheur en ce monde ! si je ne tremblais pas pour leur salut éternel !

— C’est un attachement qu’il faut sacrifier au salut de vos autres filles spirituelles, répondit le père Boinet avec autorité ; considérez, ma révérende mère, le changement subit de Mlle de Chameroy et les suites que pouvait avoir un tel exemple. Vous avez vu mieux qu’elle-même au fond de son âme ; elle n’est pas atteinte d’un dégoût passager, d’une frayeur qu’on peut apaiser ; c’est la vocation qui manque et que nous ne pouvons lui donner. Qu’elle s’éloigne donc... nous ne pouvons plus rien que prier pour elle.

— Mais sa sœur, cette chère créature que nous avons reçue au berceau, l’on nous la prend aussi ! dit la bonne supérieure eu essuyant une larme qui roulait malgré elle sous sa paupière.

— Le baron n’emmènera pas l’une sans l’autre, et, puisqu’il faut les perdre ou les garder toutes deux, l’alternative n’est pas douteuse.

— Je n’hésite pas, mon père, répondit la mère Madeleine avec résignation ; notre vie ne doit-elle pas être toute d’abnégation et de sacrifices !

En ce moment, on sonna pour annoncer que quelqu’un se présentait au parloir ; aussitôt la mère Madeleine fit avertir Cécile, et, allant au-devant de la jeune fille, elle lui dit avec une émotion qu’elle ne put