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— Mes chères sœurs, à vos places et disons le benedicite, reprit gaiement la supérieure ; pour la bienvenue de notre nouvelle fille, je demande à la sœur cellerière d’ajouter au dessert un plat de ce bon nougat que nous avons goûté aux dernières fêtes de Noël, et je prolonge d’une demi-heure la récréation.

— Merci, merci, notre chère mère, s’écrièrent toutes ensemble les religieuses en prenant place sur les bancs à dossier rangés devant les tables.

— Ma chère mère, dit la sœur Geneviève, vous plaît-il de désigner la place que doit occuper votre nouvelle fille ?

— Je veux qu’elle fasse tout de suite amitié avec vos favorites, mon enfant, répondit la supérieure avec bonté ; mettez-la entre les deux Chameroy.

L’on ne connaissait pas chez les Annonciades ces maigres repas servis dans des écuelles de terre jaune et arrosés d’eau claire, que faisaient quotidiennement les Carmélites et les Capucines. La règle de saint Augustin et les revenus de la maison permettaient un meilleur ordinaire. Contre l’usage des congrégations religieuses, toute la communauté mangeait à la même table, les révérendes mères près de la supérieure, à leur côté les jeunes professes, plus loin les novices, et au bas bout les pensionnaires. Les mets étaient simples, abondans et soignés, et les sœurs converses faisaient le service avec un ordre, une prestesse, une intelligence qui ne laissaient rien à commander : des valets galonnés n’eussent pas mieux fait.

Dans le réfectoire comme dans le reste de la maison, l’on retrouvait les vestiges d’une époque antérieure à l’établissement des religieuses. Des traces de peinture ressortaient çà et là sous le plâtre dont on avait badigeonné les murailles, et il était aisé de reconnaître sous cette couche transparente une chasse courant à travers champs, le cerf éperdu près de s’élancer à l’eau, les chiens à sa poursuite, les piqueurs sonnant la fanfare et les chasseurs intrépides franchissant au galop la longue plaine. Les dessus de portes étaient ornés de trophées bachiques et champêtres que les bonnes sœurs auraient été fort en peine d’expliquer ; enfin, au manteau de la cheminée, l’on retrouvait l’écusson effacé dont la croix d’azur des Annonciades avait remplacé les armoiries, mais autour duquel on pouvait lire encore la vieille devise : «Dieu ayde au premier baron chrestien. » Le silence n’était pas d’obligation pendant les repas, et un léger caquetage accompagnait incessamment le bruit des verres et des assiettes.

— Cette chère petite ne mange pas, dit une des révérendes mères en regardant Félise, elle a l’air tout effarouchée. Mesdemoiselles de Chameroy, entretenez-la donc ; Angèle, donne-lui la main.

Angèle de Chameroy était une enfant de l’âge de Félise, délicate, mignonne et belle comme un ange. Elle avança timidement sa joue