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allemande. Parmi les publications récentes qui viennent de rappeler l’attention sur le célèbre écrivain, il en est une qui s’adresse particulièrement aux lecteurs français, et qui, mal interprétée, fournirait une ample matière aux railleries des esprits prévenus, si l’on ne se hâtait d’entrer, à cet égard, dans quelques explications. Est-ce donc à dire que, parce qu’on est un homme doué de rares facultés, on ne pourra jamais échapper aux exigences de son rôle, qu’il ne sera pas permis d’avoir ses heures de loisir et de laisser-aller ? M. Schlegel, on le sait, n’était pas un ami de la France. Au moment où le goût français, amoindri par une culture trop raffinée, régnait sans contestation en Europe, cette hostilité un peu jalouse put avoir d’heureux effets ; elle stimula la sagacité du critique et aida peut-être à l’affranchissement de la poésie allemande. Plus tard elle dégénéra en une passion aveugle. Souvent, à Bonn, dans la solitude sévère qui avait succédé pour lui à une vie agitée, M. Schlegel cherchait une distraction à ses travaux en composant des épigrammes en français contre notre littérature, notre politique, notre histoire. M. Schlegel, qui connaissait toutes les ressources sérieuses de notre langue et savait s’en servir utilement, ne savait pas jouer avec elle. Ses vers étaient mauvais : cela ne l’empêchait pas de les réciter volontiers aux personnes qui le visitaient. En l’écoutant, on souriait, sans bien s’expliquer pourquoi, et l’auteur pouvait croire qu’on applaudissait à ses saillies. Il y avait quelque chose de triste dans ces méprises ; elles troublaient souvent l’impression que l’on eût voulu emporter d’un si grand esprit ; mais du moins tout se passait en conversations. Aujourd’hui on peut lire, si l’on en a le courage, les épigrammes et les logogriphes de M. Schlegel. Nous nous sommes enquis avec soin des dernières instructions qu’il avait pu laisser, bien que le choix judicieux que lui-même a fait dans ses écrits français, peu d’années avant sa mort, ne laissât guère de doute à cet égard. C’est sur son désir présumé, et assurément mal compris, que ces frivolités ont été rendues publiques. Il est à notre connaissance que M. Schlegel, ferme et recueilli en face de la mort, fut occupé à ses derniers momens de plus graves intérêts, et que la vie d’un critique si éminent ne se termina pas par une faute de goût si choquante.

Nous prions instamment tous ceux que peut toucher le souvenir de M. Schlegel de ne pas lire les cent premières pages du premier volume publié par M. Boecking, et d’oublier qu’elles existent. Le reste du livre se compose en grande partie de pensées détachées sur la religion : ce sont de nouvelles objections à joindre à celles de Voltaire, de Gibbon, de Lessing. Il est douteux encore que l’auteur ait eu le projet de faire imprimer ces pensées, du moins dans la forme où elles sont restées. Une personne pieuse, dont M. Schlegel avait autrefois cultivé l’esprit et avec laquelle il conserva toute sa vie de précieuses relations, avait paru, en diverses circonstances, affligée de son scepticisme. Il voulut s’en expliquer une fois avec elle, et lui envoya ces notes un peu confuses. Il avait à l’avance écrit une lettre intéressante dans laquelle est expliquée, avec plus de détails que nulle part ailleurs, la nature de ce christianisme poétique qui ne fut jamais pour lui qu’une prédilection d’artiste. Il raconte comment toujours les rêves s’évanouissent devant les argumens tirés de la philosophie et de l’histoire. M. Schlegel, d’ailleurs, prétend être incrédule par piété ; il adopte le fonds commun de toutes les religions, il ne repousse que les dogmes exclusifs qui voudraient enchaîner