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poète, riche en heureuses inspirations, ami des idées élevées et pures ; il a débuté avec noblesse ; seulement la vigueur lui manquait, et il eût fallu que l’auditoire vint en aide au jeune écrivain, qu’il pût l’encourager, qu’il pût affermir ses pas chancelans. Loin de là, c’est son auditoire qui l’a égaré. L’auteur de Griseldis a été détourné de ses voies par l’exemple d’un monde sans courage et les concessions involontaires qu’il a faites à l’indolence publique. C’est ici qu’on a le droit d’adresser à Vienne l’énergique apostrophe du Veilleur de nuit :

Wie bleieh, wie hold, wie sehmachtend hingegossen
Sie daliegt, die gefaehrliche Sirene !


La sirène en effet, la sirène sensuelle, vient de tuer un poète de plus !

Est-il vrai cependant qu’il soit mort ? Je ne voudrais pas être trop dur pour l’aufeur de Griseldis. La sévérité, je le sais, est ordonnée ici plus que jamais ; à ceux qui languissent dans cette atmosphère malsaine, il faut de rudes conseils et une sentence franchement motivée. Je regretterais toutefois de quitter M. Halm sur un présage trop douloureux. Non, tout n’est pas perdu ; le poète, sincèrement averti, peut réparer sa défaite. Ces conceptions élevées, ce sentiment de l’idéal, ce fécond instinct dont il était pourvu il y a dix ans, il peut les retrouver, il peut reprendre ces chers trésors au monde qui les lui a ravis. Je ne crois pas que le nom qu’il porte ait jamais enchaîné un vrai poète ; M. le comte de Munch-Bellinghausen n’a qu’à jeter les yeux autour de lui, il verra M. le comte d’Auersperg et M. de Strehlenau conduisant avec fierté le groupe des hardis chanteurs. Je ne pense pas non plus que les acclamations du public viennois puissent lui donner le change : s’il veut bien porter ses regards au-delà des frontières autrichiennes, il s’apercevra que l’Allemagne le condamne et le rejette. C’est à lui de choisir entre la cour de vienne et la grande patrie. Souvenez-vous, poète, de vos premières inspirations ; souvenez-vous de cette Griseldis qui abandonne si noblement le palais de Perceval et va retrouver dans les ronces des forêts sa dignité menacée ; souvenez-vous aussi du jeune Quevedo recevant le baptême poétique que lui confère, à l’heure de la mort, le chantre héroïque des Lusiades. N’avez-vous pas célébré son enthousiasme ? Ce que vous avez promis alors, faites-le enfin ; Vienne vous a applaudi, l’Allemagne entière vous aimera. Secouez ces fatales langueurs, cet engourdissement perfide ; sinon, dans cette Autriche hostile à l’esprit moderne, un de nos plus vifs griefs contre une administration énervante, ce serait vous, ô poète ! ce serait votre muse, si noble, si confiante au début, aujourd’hui vieillie avant l’âge, et près de mourir sous un ciel inclément.


SAINT-RENE TAILLANDIER.