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doués, appelés sinon à de hautes destinées, du moins à une renommée de quelque durée, prodiguent en pure perte les facultés qu’ils ont reçues du ciel, et méconnaissent à plaisir toutes les conditions du genre qu’ils ont choisi. Entre les mains de ces artisans, car je ne puis consentir à les nommer d’un autre nom, le roman est devenu une chose indéfinissable, qui résiste à toute classification, qui défie toutes les poétiques, et n’a rien à démêler avec les lois de l’imagination. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de prendre au sérieux les prétendues créations que chaque jour voit éclore et qu’un oubli légitime ensevelit avec une rapidité dévorante. Qui saura, dans dix ans, le nom de tous ces livres qui meurent sans avoir vécu, dont la mort est juste pourtant, qui ne pouvaient pas vivre, et qui servent à occuper l’ennui et l’oisiveté ? Le roman, en effet, tel que nous le voyons se multiplier sous nos yeux, avec une profusion qui malheureusement n’est pas de la fécondité, le roman semble n’avoir d’autre but que de tromper l’ennui. A lire, ou seulement à feuilleter ces récits sans fin que la presse livre chaque jour en pâture à l’avidité des salons désœuvrés, on dirait que l’ennui règne en souverain sur toute la France, et que toutes les têtes grisonnantes aient besoin d’être amusées comme des enfans. Ne demandez à ces livres ni composition, ni prévoyance, ni logique ; sauf de très rares exceptions, les auteurs prennent en pitié de pareilles exigences. Ils s’adressent a des esprits énervés par l’ennui, étrangers par leur éducation, ou par leurs habitudes, à toutes les délicatesses du goût littéraire. ils connaissent parfaitement le public pour lequel ils écrivent, et ils profitent de leur savoir avec une impitoyable rigueur. Le roman, tel qu’ils le comprennent, tel qu’ils l’improvisent chaque jour, n’est pas une œuvre littéraire ils ne l’ignorent pas, et accueilleraient avec une raillerie dédaigneuse le conseiller assez malavisé pour leur dire ce qu’ils savent depuis long-temps. Ils n’ont qu’un but, ne poursuivent qu’une idée, n’obéissent qu’à une seule ambition : ils veulent tromper l’ennui, et, pour obtenir la gloire singulière de désennuyer cette foule qui n’a ni passions ni pensées, dont toute la vie se compose d’intérêts et d’appétits ; ils ne reculent devant aucune monstruosité. Pourvu que la curiosité du lecteur soit excitée, pourvu que les aventures accumulées sans mesure apaisent un moment l’hydre à mille têtes qui s’appelle l’ennui, leur tâche est accomplie ; ils sont contens d’eux-mêmes, ils s’applaudissent, ils se félicitent entre eux, et se demandent, avec une légèreté digne de la régence, ce que signifient les maîtres de l’art. Nous savons parfaitement à quoi se réduit la poétique de ces artisans littéraires, et nous ne sommes pas assez ingénu pour leur poser des questions qu’ils ne prendraient pas la peine d’écouter. Grace à Dieu, nous avons assez de clairvoyance pour comprendre qu’ils ont rompu depuis long-temps avec la littérature et relèvent exclusivement de l’industrie. Ils traitent