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philosophie. Moins animé contre elle, il parlerait sans doute autrement de Jean-Jacques Rousseau, du siècle dix-huitième (sic), et des écrivains politico-philosophiques par qui fut préparée la révolution ; il en voudrait moins à la révolution elle-même, et se serait épargné la peine d’aller déterrer je ne sais où, dans le Père Duchesne, je suppose, des mots comme anthropophagier, ou tout autre verbe aussi connu, dont la découverte est destinée à jeter un incurable ridicule sur la révolution, et à la ruiner pour toujours dans l’esprit des honnêtes gens. Sans doute la révolution et ses partisans ont créé quelques néologismes, grand tort assurément, qui peut pourtant être compensé par les services assez essentiels rendus par elle à la France et au monde ; mais c’est une chose dont M. Wey ne tient aucun compte. Un des hommes contre lesquels il s’acharne avec une persistance singulière, c’est Mirabeau. On n’a jamais songé à présenter les discours de Mirabeau comme des modèles de correction grammaticale ; ces harangues étaient des actions, non des œuvres littéraires ; elles appartiennent à l’histoire plus qu’à la philologie. Pourquoi se donner le facile plaisir d’y signaler des incorrections ? Pourquoi les juger comme on jugerait un discours froidement composé dans le cabinet et récité à l’Académie ? Eh ! mon Dieu ! quand il y aurait cent fois plus de barbarismes dans ces improvisations véhémentes, qu’importe, si elles ont fait une révolution ? Quand les trompettes sonnèrent sept fois autour de Jéricho, peut-être s’est-il commis plus d’une note fausse ; mais, puisqu’au septième tour les vieilles murailles s’écroulèrent, le concert était excellent.

Les trompettes de nos députés n’ont pas heureusement à opérer de tels prodiges, et je conçois qu’on leur demande compte de leur musique. On peut se montrer plus rigoureux à leur égard, et M. Francis Wey a bien fait d’insister sur les incorrections de toute nature qui rem- plissent les discours de la tribune actuelle et passent de là dans la presse, et de la presse dans le langage commun. C’est un danger présent et réel ; il était bon de le signaler. M. Francis Wey a fait un spirituel article sur la locution fameuse : cordiale entente. Il trouve que cette alliance (de mots) est peu française, et il s’étonne que personne à la chambre n’ait relevé cette incorrection. Il critique plusieurs phrases employées par M. le ministre des affaires étrangères[1] ; fort bien : le

  1. C’est ainsi que l’auteur désigne M. Guizot, désignation qui pourra un jour devenir obscure, car enfin le livre de M. K. Wey doit vivre plus long-temps que le ministère actuel. Quoique M. Wey attaque avec beaucoup de goût et d’esprit la manie des périphrases, il les emploie trop souvent. Il chérit également les initiales, c’est un demi-jour qui lui plaît ; mais souvent le mystère est bien superflu. M. Wey a-t-il, par exemple, à désigner un auteur fameux par ses anachronismes et qui fait dîner ensemble le XVIIe et le XVIIIe siècle, Marion Delorme et l’abbé d’Olivet, chacun nommerait aussitôt cet écrivain : M. Wey, plus réservé, le désigne par ces deux initiales : J. J. — Ailleurs il cite une page entière du Rhin, sur le mot jordonner et le mot métail : il ajoute que l’auteur qui a écrit cette page est un novateur puissant, un génie que chacun admire, etc. Ainsi pendant trois pages. Vous croyez qu’il va finir par le nommer ? Pas du tout : il le désigne simplement par un M. suivi de trois étoiles : « Jordonner, comme l’explique M***. » Nous ne croyons pas manquer aux convenances en soulevant un peu plus encore, ce voile mystérieux et en avertissant le lecteur qu’il s’agit probablement, dans tout ce passage, de M. V. H., auteur d’Hernani. La discrétion ne nous permet pas d’en dire davantage ; mais nous espérons que le lecteur devinera.