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Pétrarque, tandis qu’un cavalier de San-Stephano parle l’italien francisé (infrancesato, comme ils disent) des antichambres de Pitti. Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, n’est pas une phrase de marquis ; mais nos laboureurs chantent : Féru de ton amour, je ne dors nuit ni jour. C’est la même expression. » Chacun a pu faire la même remarque. Qui n’a observé dans le peuple, surtout en province, une foule de locutions qui ne s’emploient plus aujourd’hui, mais qu’on retrouve dans les écrivains du XVIIe siècle[1] ? Cela se conçoit aisément. Le langage s’altère et se corrompt plus vite dans les hautes classes, parce qu’il y subit des variations continuelles et les fantaisies ridicules de la mode. A toute époque, sur ce fond qui ne varie guère, se dessinent les enjolivemens et les broderies qu’y ajoute le beau monde. Nos plus grands écrivains n’échappent pas à la contagion, et l’on peut toujours distinguer chez eux, à côté du pur français, le jargon à la mode. Le langage des précieuses et des petits maîtres n’a-t-il pas pénétré jusque dans Polyeucte et dans Andromaque ? Et les flammes, et les chaînes, et toutes ces phrases ridicules inventées pour peindre l’amour, est-ce à Corneille et à Racine, ou à leurs contemporains du grand monde, qu’il est juste de les reprocher ? Il est à croire même que toutes ces fadaises, qui nous font rire aujourd’hui, ne contribuaient pas médiocrement au succès de ces admirables tragédies. La chanson d’Alceste, Si le roi m’avait donné...., est dans le langage du peuple, et elle est d’un style excellent ; mais voici comment s’exprimait la bonne société :

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste.
L’absence aux vrais amans est encor plus funeste ;


ou bien :

Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort :
Tel craint de le fâcher, qui ne craint pas la mort.


Ces phrases faites, ces locutions prétentieuses, deviennent bientôt communes : c’est la peste de la littérature. Le style littéraire est infesté de ces locutions, qui sont devenues vulgaires, sans cesser pourtant d’être affectées. Usées et maniérées tout à la fois, elles inspirent le même dégoût que le costume porté d’ordinaire par messieurs les chevaliers d’industrie, habits à coupe prétentieuse, mais sales et râpés.

Le peuple, au contraire, se préserve aisément du jargon, qui passe

  1. Tout à l’heure se dit encore à Bourges, et à cette heure à Paris, pour signifier dans ce moment, actuellement. « Il se fait payer tout à l’heure, pour dire sur-le-champ. » (FURETIÉRE.) «Je l’entends bien à cette heure. » (FENELON, 2e Dialogue sur l’Éloquence.) D’abord s’emploie encore, à Bordeaux, dans le sens de sur-le-champ.

    Pour m’en éclaircir donc, j’en demande, et d’abord
    Un laquais effronté m’apporte un rouge-bord.

    (BOILEAU.)
    On pourrait aisément multiplier ces rapprochemens.