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les chrétiens, d’admettre les femmes à table, on allait faire paraître la khanoun (maîtresse de la maison), seulement pour me faire honneur.

En effet, la porte s’ouvrit ; une femme d’une quarantaine d’années, et d’un embonpoint marqué, s’avança majestueusement dans la salle et prit place en face du janissaire sur une chaise haute avec escabeau, adossée au mur. Elle portait sur la tête une immense coiffure conique drapée d’un cachemire jaune avecdes ornemens d’or. Ses cheveux nattés et sa poitrine découverte étincelaient de diamans. Elle avait l’air d’une madone, et son teint de lis pâle faisait ressortir l’éclat sombre de ses yeux dont les paupières et les sourcils étaient peints selon la coutume.

Des domestiques, placés de chaque côté de la salle, nous servaient des mets pareils dans des plats différens, et l’on m’expliqua que ceux de mon côté n’étaient pas en quarantaine et qu’il n’y avait rien à craindre si par hasard ils touchaient mes vêtemens. Je comprenais difficilement comment, dans une ville pestiférée, il y avait des gens tout-à-fait isolés de la contagion. J’étais cependant moi-même un exemple de cette singularité.

Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardés silencieusement sans prendre place à notre table, avertie par son mari de la présence de l’esclave amenée par moi, lui adressa la parole, lui fit des questions et ordonna qu’on lui servît à manger. Ou apporta une petite table ronde pareille à celles du pays, et le service en quarantaine s’effectua pour elle comme pour moi.

Le chancelier voulut bien ensuite m’accompagner pour me faire voir la ville. La magnifique rangée des maisons qui bordent le Nil n’est pour ainsi dire qu’une décoration de théâtre ; tout le reste est poudreux et triste ; la fièvre et la peste semblent transpirer des murailles. Le janissaire marchait devant nous en faisant écarter une foule livide vêtue de haillons bleus. Je ne vis de remarquable que le tombeau d’un santon célèbre honoré par les marins turcs, une vieille église bâtie par les croisés dans le style byzantin et une colline aux portes de la ville entièrement formée, dit-on, des ossemens de l’armée de saint Louis.

Je craignais d’être obligé de passer plusieurs jours dans cette ville désolée. Heureusement le janissaire m’apprit le soir même que la bombarde la Santa-Barbara allait appareiller au point du jour pour les côtes de Syrie. Le consul voulut bien y retenir mon passage et celui de l’esclave ; — le soir même nous quittions Damiette pour aller rejoindre en mer ce bâtiment commandé par un capitaine grec.

Gérard de Nerval.