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on voulait l’embrasser, — et il m’écarte avec un bâton blanc qu’il tenait à la main. Je comprends l’intention, et je présente simplement la lettre. Le consul sort un instant sans rien dire, et revient tenant une paire de pincettes ; il saisit ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire très adroitement l’enveloppe avec le bout des pinces, et déploie ensuite la feuille, qu’il tient à distance devant ses yeux en s’aidant du même instrument.

Alors sa physionomie se déride un peu, il appelle son chancelier, qui seul parle français, et me fait inviter à déjeuner, mais en me prévenant que ce sera en quarantaine. Je ne savais trop ce que pouvait valoir une telle invitation, mais je pensai d’abord à mes compagnons de la cange, et je demandai ce que la ville pouvait leur fournir.

Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus obtenir pour eux du pain, du vin et des poules, seuls objets de consommation qui soient supposés ne pouvoir transmettre la peste. La pauvre esclave se désolait dans la cabine ; je l’en fis sortir pour la présenter au consul.

En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le sourcil :

— Est-ce que vous voulez emmener cette femme en France ? me dit le chancelier.

— Peut-être, si elle y consent et si je le puis ; en attendant, nous partons pour Beyrouth.

— Vous savez qu’une fois en France elle est libre ?

— Je la regarde comme libre dès à présent.

— Savez-vous aussi que si elle s’ennuie en France, vous serez obligé de la faire revenir en Égypte à vos frais ?

— J’ignorais ce détail.

— Vous ferez bien d’y songer. Il vaudrait mieux la revendre ici.

— Dans une ville où est la peste ? ce serait peu généreux !

— Enfin c’est votre affaire.

Il expliqua le tout au consul, qui finit par sourire et qui voulut présenter l’esclave à sa femme. En attendant, on nous fit passer dans la salle à manger, dont le centre était occupé par une grande table ronde. Ici commença une cérémonie nouvelle.

Le consul m’indiqua un bout de la table où je devais m’asseoir ; il prit place à l’autre bout avec son chancelier et un petit garçon, son fils sans doute, qu’il alla chercher dans la chambre des femmes. Le janissaire se tenait debout à droite de la table pour bien marquer la séparation.

Je pensais qu’on inviterait aussi la pauvre Zeynëby, mais elle s’était assise, les jambes croisées, sur une natte, avec la plus parfaite indifférence, comme si elle se trouvait encore au bazar. Elle croyait peut-être au fond que je l’avais amenée là pour la revendre.

Le chancelier prit la parole et me dit que notre consul était un négociant catholique natif de Syrie, et que, l’usage n’étant pas, même chez