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VI. — UN DÉJEUNER EN QUARANTAINE.


Nous voilà de nouveau sur le Nil. Jusqu’à Batn-el-Bakarah, le ventre de la vache, où commence l’angle inférieur du Delta, je ne faisais que retrouver des rives connues. Les pointes des trois pyramides, teintes de rose le matin et le soir, et que l’on admire si long-temps avant d’arriver au Caire, si long-temps encore après avoir quitté Boulac, disparurent enfin tout-à-fait de l’horizon. Nous voguions désormais sur la branche orientale du Nil, c’est-à-dire sur le véritable lit du fleuve ; car la branche de Rosette, plus fréquentée des voyageurs d’Europe, n’est qu’une large saignée qui se perd à l’occident.

C’est de la branche de Damiette que partent les principaux canaux deltaïques ; c’est elle aussi qui présente le paysage le plus riche et le plus varié. Ce n’est plus cette rive monotone, bordée de quelques palmiers grêles, avec des villages bâtis en briques crues, — et tout au plus çà et là des tombeaux de santons égayés de minarets, des colombiers ornés de renflemens bizarres, minces silhouettes panoramiques toujours découpées sur un horizon qui n’a pas de second plan. — La branche, ou, si vous voulez, la brame de Damiette, baigne des villes considérables, et traverse partout des campagnes fécondes ; les palmiers sont plus beaux et plus touffus ; les figuiers, les grenadiers et les tamarins présentent partout des nuances infinies de verdure. Les bords du fleuve, aux affluons des nombreux canaux d’irrigation, sont revêtus d’une végétation toute primitive ; du sein des roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et des nénuphars variés, parmi lesquels peut-être on retrouverait le lotus pourpré des anciens, on voit s’élancer des milliers d’oiseaux et d’insectes. Tout papillote, étincelle et bruit, sans tenir compte de l’homme, car il ne passe pas là dix Européens par année ; ce qui veut dire que les coups de fusil viennent rarement troubler ces solitudes populeuses. Le cygne sauvage, le pélican, le flamant rose, le héron blanc et la sarcelle se jouent autour des djermes et des canges ; mais des vols de colombes, plus facilement effrayées, s’égrènent çà et là en longs chapelets dans l’azur du ciel.

Nous avions laissé à droite Charakhanieh situé sur l’emplacement de l’antique Cercasorum ; Dagoueh, vieille retraite des brigands du Nil qui suivaient, la nuit, les barques à la nage en cachant leur tête dans la cavité d’une courge creusée ; Atrib, qui couvre les ruines d’Atribis, et Methram, ville moderne fort peuplée, dont la mostjuée, surmontée d’une tour carrée, fut, dit-on, une église chrétienne avant la conquête arabe.

Sur la rive gauche on retrouve l’emplacement de Busiris sous le nom de Bouzir, mais aucune ruine ne sort de terre ; de l’autre côté du fleuve, Semenhoud, autrefois Sebennitus, fait jaillir du sein de la verdure ses