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généreux, à l’esprit méprisant et caustique, qui s’amuse à constater en passant les ridicules ; les vices, les contradictions, les inconséquences des êtres que lui assujettit un espoir intéressé. Ces sortes de rôles de raisonneurs, comme on dit en argot de coulisses, ne servent que comme contraste ; c’est ce qu’en peinture on appelle des repoussoirs. On les tient quittes, moyennant quelques épigrammes, de leur emploi tout-à-fait secondaire. Une de celles que se permet Mordent est à l’adresse des entrepreneurs dramatiques, si embarrassés aujourd’hui pour conjurer l’indifférence du public anglais. En arrivant chez lord Hunsdon, où tout est en l’air pour les répétitions d’une tragédie : « Vraiment, dit le matin vieillard, Hunsdon-Castle ressemble à la plupart de nos théâtres contemporains ; la maison est sens dessus dessous, et les propriétaires ont perdu l’esprit. » Perdre l’esprit, n’est-ce pas le plus grand malheur qui leur puisse arriver ?

L’assimilation très rigoureusement exacte que nos lecteurs auront déjà faite de Jeremy et de mistress Grigson avec M. et Mme Jourdain nous dispense de revenir sur ces deux personnages : leur neveu n’est guère qu’un Bellamont plébéien, avec un peu plus de bon sens, et qui se borne à simuler les travers de la jeunesse titrée ; mais Cogit et le capitaine Sippet sont deux portraits plus curieux en ce qu’ils nous représentent, sous deux aspects différens, le parasite moderne.

Cogit est plus rusé, plus sérieux, plus redoutable. Il s’insinue moins dans l’intimité apparente, mais bien plus dans la connaissance exacte des faiblesses et des secrets qui peuvent, habilement exploités, lui livrer pieds et poings liés cette famille altière dont il semble le très infime serviteur. C’est lui qui négocie les emprunts à gros intérêts, et très probablement il est sous main l’un des prêteurs. C’est lui qui caresse, séduit et soudoie les électeurs pour le compte de son patron, et laissez-le faire, un beau jour il saura s’attribuer tout le bénéfice de ces ténébreuses menées. Il néglige, comme vous voyez, le brillant pour le solide. Sippet, au contraire, s’enivre de quelques menues faveurs qu’on lui fait expier par bien des mépris. Il n’est pas seulement aux ordres de l’altière comtesse, mais à ceux de sa fille lady Mary, de son fils Bell, votre de son petit chien Fido. Si Bellamont a fait quelque sottise, à qui s’en prend le comte ? A Sippet. Si les répétitions vont mal, qui sera traité de haut en bas par la capricieuse châtelaine ? Sippet, toujours Sippet. C’est lui qui sera chargé de mener Fido sur la pelouse, si Fido menace d’oublier les lois du décorum ; c’est lui qu’on rendra responsable des plaisirs dont il est l’ordonnateur. Il faut qu’il amuse, qu’il invente, qu’il improvise, qu’il surveille les décors, fasse marcher l’orchestre, gronde les machinistes. On le contrecarre, on le gêne, on le critique à tout bout de champ : n’importe, il faut qu’il continue.