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s’avisa d’aborder, sans autre préparation qu’une vingtaine de farces, plus ou moins imitées de nos vaudevilles, le grand problème d’une comédie en cinq actes. Sa pièce, intitulée : le Temps fait des miracles (Time works wonders), fut acceptée avec défiance, jouée sans grand espoir, et obtint un succès énorme.

Ce sont ces deux comédies qu’il nous a semblé curieux d’étudier, l’une à cause de sa chute inattendue, l’autre à cause de sa réussite inespérée ; celle-là parce qu’elle a plu à un comité de lecture composé des littérateurs le plus en crédit, celle-ci parce qu’elle s’est fait accepter du vulgaire, dont le suffrage, du moins au théâtre, a toujours été le desideratum secret des plus ambitieux ; toutes deux, enfin, parce que nous espérions y trouver quelques révélations directes ou indirectes sur l’état actuel de la société anglaise, que toutes deux essaient de peindre, et qu’elles doivent plus ou moins laisser deviner.

Il serait peut-être intéressant de jeter d’abord un coup d’œil sur le passé des deux écrivains auxquels nous les devons ; mais ceci nous entraînerait à de longs développemens, car mistress Gore à elle seule, — l’auteur de Quid pro quo, — fournirait un chapitre littéraire assez étendu, pour peu qu’on voulût énumérer tous ses titres à la vogue singulière dont ses romans jouissent dans un certain monde. Ce que lord Normanby a fait une ou deux fois au début de sa carrière diplomatique, c’est-à-dire esquisser à un point de vue légèrement satirique les mœurs de la haute société anglaise, mistress Gore, depuis un nombre d’années qu’il serait peu galant de rappeler, le continue avec une persévérance infatigable, inexplicable même, dirions-nous, si l’engouement et la mode n’expliquaient parfaitement pourquoi certaines plumes sont invariablement vouées à tel ou tel ordre de productions. Le roman fashionable, plus goûté en Angleterre que partout ailleurs, y fait éclore très régulièrement sa moisson annuelle. Il exige donc des travailleurs assidus qui se chargent d’aménager ce champ fertile, de l’ensemencer à temps, de faire la récolte au moment voulu, c’est-à-dire à l’entrée de l’hiver, quand la vie de château, désormais close, pleine de loisirs, a besoin de quelques distractions élégantes. En tête des laborieux chercheurs de riens qui défraient de leurs éphémères conceptions la curiosité blasée des lecteurs de salon, mistress Gore s’est placée à un rang assez honorable par sa fécondité vraiment intarissable et par la tournure épigrammatique de son esprit, qui la distinguent de lady Blessington, de lady C. Bury, de mistress Trollope elle-même et de tant d’autres bas bleus voués comme elle à cette mission futile. Tantôt sous son nom, tantôt sous le masque de l’anonyme, un jour traduisant nos romanciers, le lendemain redevenant elle-même, elle a publié des livres qui ont eu les honneurs de la saison, mis en éveil la curiosité du monde aristocratique et satisfait à l’appétit assez niais de la bourgeoisie pour tout ce