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et ne reconnaissaient d’autre règle et d’autre autorité, que les mobiles inspirations de leur sentiment. Socrate, au contraire, était profondément convaincu de l’indispensable nécessité de ses idées, et, lors même que ses moyens de propagande étaient réprouvés par la logique ou par la bonne foi, de la discussion, ils lui semblaient sanctifiés par le but. Ses opinions ne flottaient pas à toutes les oscillations du sentiment individuel, elles avaient pour base la raison immuable de l’humanité ; si, comme les sophistes, il n’interrogeait sur ses croyances que son intelligence, il la dégageait, avant de répondre, de tous les préjugés de son temps et de toutes les impressions particulières qui en auraient troublé la perspicacité ; en un mot, il la généralisait. Des manières si diverses de former ses convictions aboutissaient en politique à des résultats diamétralement opposés. Socrate, qui trouvait dans la raison des hommes les plus éclairés de l’état plus de pénétration et plus de calme, appartenait naturellement au parti aristocratique, et, en niant toute autre autorité que le sentiment individuel, les sophistes déclaraient que le meilleur gouvernement possible était une démocratie extrême où l’indépendance absolue de chacun et l’égalité complète de tous seraient érigées en principes. Peu leur importait d’ailleurs : le sujet de la discussion et son résultat, le tout était de la soutenir en habiles gens ; ainsi que les éléates, ils discouraient même de préférence dans le vide, sur l’essence des choses, et sur les problèmes de la nature, tandis que Socrate donnait un but pratique à son enseignement. Il s’attachait surtout à tirer la philosophie morale de l’étroite dépendance où l’état se croyait engagé par son principe à la retenir ; et proclamer, comme il le faisait, la conscience seul juge du bien et du mal, c’était en réalité restreindre l’autorité de la loi et refaire le juste et l’injuste à sa propre convenance.

Soit modération, soit prudence, Socrate n’attaquait pas la religion en face par ces hostilités ouvertes qui préviennent les gens honnêtes de se tenir en garde ; il la détruisait plus sûrement par de perfides insinuations et des doctrines sournoises, qui en sapaient les fondemens. Son opposition ne gardait cependant pas toujours des apparences aussi cauteleuses. La loi vitale des démocraties, celle qui réglait les formes de la transmission des fonctions publiques et s’en rapportait au sort, avait en lui un violent adversaire ; il déclarait en toute occasion qu’il était absurde de ne pas choisir avec discernement les magistrats les plus capables, et se moquait avec un mépris caustique de cette confiance ingénue dans le hasard qui jouait à la loterie le bon gouvernement de la république. Sa maxime favorite sur l’impossibilité radicale de la science[1] n’était rien moins qu’une négation de la politique et du

  1. Tout ce que je sais est que je ne sais rien. Ce n’était pas un acte de modestie personnelle ; il prouvait à tous ses interlocuteurs que leur ignorance était aussi complète que la sienne.