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fellah des divers foyers de ses épouses, — car, si la loi lui permet plusieurs femmes, elle lui impose, d’un autre côté, l’obligation de les nourrir.


VIII. – LA LECON DE FRANCAIS

J’ai retrouvé mon logis dans l’état où je l’avais laissé : le vieux Cophte et sa femme s’occupant à tout mettre en ordre, l’esclave dormant sur un divan, les coqs et les poules, dans la cour becquetant du maïs et le Barbarin, qui fumait au café d’en face, m’attendant fort exactement. Par exemple, il fut impossible de retrouver le cuisinier ; l’arrivée du Cophte lui avait fait croire sans doute qu’il allait être remplacé, et il était parti tout d’un coup sans rien dire ; — c’est un procédé très fréquent des gens de service ou des ouvriers du Caire. Aussi ont-ils soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir à leur fantaisie.

Je ne vis pas d’inconvénient à remplacer Mustapha par Mansour, et sa femme, qui venait l’aider dans la journée, me paraissait une excellente gardienne pour la moralité de mon intérieur. Seulement ce couple respectable ignorait parfaitement les élémens de la cuisine, même égyptienne. Leur nourriture à eux se composait de maïs bouilli et de légumes découpés dans du vinaigre, et cela ne les avait conduits ni à l’art du saucier ni à celui du rôtisseur. Ce qu’ils essayèrent dans ce sens fit jeter les hauts cris à l’esclave, qui se mit à les accabler d’injures. Ce trait de caractère me déplut fort.

Je chargeai Mansour de lui dire que c’était maintenant à son tour de faire la cuisine, et que, voulant l’emmener dans mes voyages, il était bon qu’elle s’y préparât. Je ne puis rendre toute l’expression d’orgueil blessé ; ou plutôt de dignité offensée, dont elle nous foudroya tous.

— Dites au sidi, répondit-elle à Mansour, que je suis une cadine (dame) et non une odaleuk (servante), et que j’écrirai au pacha, s’il ne me donne pas la position qui convient.

— Au pacha ! m’écriai-je mais que fera le pacha dans cette affaire ? Je prends une esclave, moi, pour me faire servir ; et, si je n’ai pas les moyens de payer des domestiques, ce qui peut très bien m’arriver, je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas le ménage, comme font les femmes dans tous les pays.

— Elle répond, dit Mansour, qu’en s’adressant au pacha, toute esclave a le droit de se faire revendre et de changer ainsi de maître ; qu’elle est de religion musulmane, et ne se résignera jamais à faire des fonctions viles.

J’estime la fierté dans les caractères, — et puisqu’elle avait ce droit, chose dont Mansour me confirma la vérité, je me bornai à dire que j’avais plaisanté, que seulement il fallait qu’elle s’excusât envers ce vieillard de l’emportement qu’elle avait montré ; mais Mansour lui traduisit cela de telle manière que l’excuse, je crois bien, vint de son côté.