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contente de m’appartenir. — Aioua ! répondit celle-ci. À cette réponse affirmative, elle ajouta qu’elle serait bien contente d’être vêtue comme une Européenne. Cette prétention fit sourire Mme Bonhomme, qui alla chercher un bonnet de tulle à rubans et l’ajusta sur sa tête. Je dois avouer que cela ne lui allait pas très bien ; la blancheur du bonnet lui donnait l’air malade. « Mon enfant, lui dit Mme Bonhomme, il faut rester comme tu es ; le tarbouch te sied beaucoup mieux. » Et, comme l’esclave renonçait au bonnet avec peine, elle lui alla chercher un tatikos de femme grecque festonné d’or, qui, cette fois, était du meilleur effet. Je vis bien qu’il y avait là une légère intention de pousser à la vente, — mais le prix était modéré, malgré l’exquise délicatesse du travail.

Certain désormais d’une double bienveillance, je me fis raconter en détail les aventures de cette pauvre fille. Cela ressemblait à toutes les histoires d’esclaves possibles, à l’Andrienne de Térence, à Mlle Aïssé ; — il est bien entendu que je ne me flattais pas d’obtenir la vérité complète. – Issue de nobles parens, enlevée toute petite au bord de la mer, chose qui serait invraisemblable aujourd’hui dans la Méditerranée, mais qui reste probable au point de vue des mers du sud… Et d’ailleurs, d’où serait-elle venue ? Il n’y avait pas à douter de son origine malaise. Les sujets de l’empire ottoman ne peuvent être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n’est pas blanc ou noir, en fait d’esclaves, ne peut donc appartenir qu’à l’Abyssinie ou à l’archipel indien.

Elle avait été vendue à un cheik très vieux du territoire de la Mecque. Ce cheik étant mort, des marchands de la caravane l’avaient amenée et exposée en vente au Caire.

Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croire en effet qu’elle n’avait pas eu d’autre possesseur avant moi que ce vénérable cheik glacé par l’âge. « Elle a bien dix-huit ans, me dit Mme Bonhomme mais elle est très forte, et vous l’auriez payée plus cher, si elle n’était pas d’une race qu’on voit rarement ici. Les Turcs sont gens d’habitude il leur faut des Abyssiniennes ou des noires ; soyez sûr qu’on l’a promenée de ville en ville sans pouvoir s’en défaire. — Eh bien ! dis-je, c’est donc que le sort voulait que je passasse là. Il m’était réservé d’influer sur sa bonne ou sa mauvaise fortune. » Cette manière de voir, en rapport avec la fatalité orientale, fut transmise à l’esclave, et me valut son assentiment.

Je lui fis demander pourquoi elle n’avait pas voulu manger le matin et si elle était de la religion hindoue. « Non, elle est musulmane, me dit Mme Bonhomme après lui avoir parlé ; elle n’a pas mangé aujourd’hui, parce que c’est jour de jeûne jusqu’au coucher du soleil. »

Je regrettai qu’elle n’appartînt pas au culte brahmanique pour lequel j’ai toujours eu un faible ; quand au langage, elle s’exprimait dans