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remercie le drogman ; — j’en voulais surtout au marchand d’esclaves de m’avoir vendu ce bel oiseau doré sans me dire ce qu’il fallait lui donner pour nourriture.

Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur qu’on fit au quartier franc ; elle dit d’un ton mélancolique : Mafisch ! mot inconnu dont l’expression m’attrista beaucoup. Je songeai alors à de pauvres bayadères amenées à Paris il y a quelques années, et qu’on m’avait fait voir dans une maison des Champs-Élysées. Ces Indiennes ne prenaient que des alimens qu’elles avaient préparés elles-mêmes dans des vases neufs. Ce souvenir me rassura un peu, et je pris la résolution de sortir, après mon repas, avec l’esclave pour éclaircir ce point.

La défiance que m’avait inspirée le Juif pour mon drogman avait eu pour second effet de me mettre en garde contre lui-même ; — voilà ce qui m’avait conduit à cette position fâcheuse. Il s’agissait donc de prendre pour interprète quelqu’un de sûr, afin du moins de faire connaissance avec mon acquisition. Je songeai un instant à M. Jean le mamelouck, homme d’un âge respectable ; mais le moyen de conduire cette femme dans un cabaret ? D’un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester dans la maison avec le cuisinier et le Barbarin pour aller chercher M. Jean. Et eussé-je envoyé dehors ces deux serviteurs hasardeux, était-il prudent de laisser une esclave seule dans un logis fermé d’une serrure de bois ?

Un son de petites clochettes retentit dans la rue ; je vis à travers le treillis un chevrier en sarreau bleu qui menait quelques chèvres du côté du quartier franc. Je le montrai à l’esclave, qui me dit en souriant : Aioua ! ce que je traduisis par oui.

J’appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint hâlé, aux yeux énormes, ayant du reste le gros nez et la lèvre épaisse des têtes de sphinx, un type égyptien des plus purs. Il entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit à en traire une dans un vase de faïence neuve que je fis voir à l’esclave avant qu’il s’en servît. Celle-ci répéta aioua, et du haut de la galerie elle regarda, bien que voilée, le manége du chevrier.

Tout cela était simple comme l’idylle, et je trouvai très naturel qu’elle lui adressât ces deux mots : Talé bouckra ; je compris qu’elle l’engageait sans doute à revenir le lendemain Quand la tasse fut pleine, le chevrier me regarda d’un air sauvage en criant : At foulouz ! J’avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela voulait dire : Donne de l’argent. Quand je l’eus payé, il cria encore bakchiz ! autre expression favorite de l’Egyptien, qui réclame à tout propos le pour-boire. Je lui répondis : Talé bouckra ! comme avait dit l’esclave. Il s’é1oigna satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à peu.

Elle se contenta de boire son lait sans y vouloir mettre du pain ; toutefois ce léger repas me rassura un peu ; je craignais qu’elle ne fût de