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coupes dans le bien qu’il vient d’acheter. J’entendis Ibrahim crier du dehors : Ya sidy ! (eh ! Monsieur !), puis d’autres mots où je compris que quelqu’un me rendait visite. Je sortis de la chambre, et je trouvai dans la galerie le Juif Yousef qui voulait me parler Il s’aperçut que je ne tenais pas à ce qu’il entrât dans la chambre, et nous nous promenâmes en fumant. — J’ai appris, me dit-il, qu’on vous avait fait acheter une esclave ; j’en suis bien contrarié. — Et pourquoi ? — Parce qu’on vous aura trompé ou volé de beaucoup ; les drogmans s’entendent toujours avec le marchand d’esclaves. — Cela me paraît probable. — Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui. — Qu’y faire ? — Vous n’êtes pas au bout. Vous serez très embarrassé de cette femme quand vous voudrez partir, et il vous offrira de la racheter pour peu de chose. Voilà ce qu’il est habitué à faire, et c’est pour cela qu’il vous a détourné de conclure un mariage à la cophte, ce qui était beaucoup plus simple et moins coûteux. – Mais vous savez bien qu’après tout j’avais quelque scrupule à faire un de ces mariages qui veulent toujours une sorte de consécration religieuse. — Eh bien ! que ne m’avez-vous dit cela ? je vous aurais trouvé un domestique turc qui se serait marié pour vous autant de fois que vous auriez voulu !

La singularité de cette proposition me fit partir d’un éclat de rire ; mais, quand on est au Caire, on apprend vite à ne s’étonner de rien. Les détails que me donna Yousef m’apprirent qu’il se rencontrait des gens assez misérables pour faire ce marché. La facilité qu’ont les Turcs de prendre femme et de divorcer à leur gré rend cet arrangement possible, et la plainte de la femme pourrait seule le révéler ; mais évidemment ce n’est qu’un moyen d’éluder la sévérité du pacha à l’égard des mœurs publiques. Toute femme qui ne vit pas seule ou dans sa famille doit avoir un mari légalement reconnu, dût-elle divorcer au bout de huit jours, — à moins que, comme esclave, elle n’ait un maître.

Je témoignai au Juif Yousef combien une telle convention m’aurait révolté. — Bon ! me dit-il, qu’importe avec des Turcs ? — Vous pourriez dire aussi avec des chrétiens. — C’est un usage, ajouta-t-il, qu’ont introduit les Anglais ; ils ont tant d’argent ! — Alors cela coûte cher ? — C’était cher autrefois ; mais maintenant la concurrence s’y est mise, et c’est à la portée de tous.

Voilà pourtant où aboutissent les réformes morales des Turcs. On déprave toute une population - pour éviter un mal certainement beaucoup moindre. Il y a dix ans, le Caire avait des bayadères publiques comme l’Inde, et des courtisanes comme l’antiquité. Les ulémas se plaignirent, et ce fut long-temps sans succès, parce que le gouvernement tirait un impôt assez considérable de ces femmes, organisées en corporation, et dont le plus grand nombre résidait hors de la ville, à Matarée. Enfin les dévots turcs offrirent de payer l’impôt en question ; ce fut