Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/913

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la conquête des trésors d’Haroun-al-Reschid, le maître absolu de l’Égypte et de la Syrie, — le vertige des grandeurs et des richesses en fit une sorte de Néron ou plutôt d’Héliogabale. Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice ; comme le second, il se proclama dieu et traça les règles d’une religion qui fut adoptée par une partie de son peuple et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier révélateur, ou, si l’on veut, le dernier dieu qui se soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins nombreux. Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille aventures, et l’on m’a montré sur une des cimes du Mokattam l’observatoire où il allait consulter les astres, — car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant magicien.

Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d’Amrou. Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux angles offrent seuls des formes d’architecture qu’on peut reconnaître ; c’est de l’époque qui correspond aux plus anciens monumens d’Espagne. Aujourd’hui l’enceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de débris, est occupé par des cordiers qui tordent leur chanvre dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a succédé au bourdonnement des prières. Mais l’édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem l’hérétique, abhorré des vrais musulmans ? La vieille Égypte, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa poussière bien d’autres prophètes et bien d’autres dieux.

Aussi l’étranger n’a-t-il à redouter dans ce pays ni le fanatisme de religion ni l’intolérance de race des autres parties de l’Orient ; la conquête arabe n’a jamais pu transformer à ce point le caractère des habitans, — n’est-ce pas toujours d’ailleurs la terre antique et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain, sent remonter ses origines ? Religion, morale, industrie, tout partait de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des premiers temps ont puisé pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces sanctuaires étranges où s’élaborait l’avenir des hommes, et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures au déluge et remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi Moïse ainsi ce législateur moins connu de nous, que les Indiens appellent Rama, emportaient un même fonds d’enseignement et de croyances, qui devait se modifier selon les lieux et les races, mais partout constituait des civilisations durables. Ce qui fait le caractère de l’antiquité égyptienne, c’est justement cette pensée d’universalité et même de prosélytisme que Rome n’a imitée depuis que dans l’intérêt de sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fondait des monumens indestructibles pour y graver tous les procédés des arts et de l’industrie, et qui parlait à la postérité dans une langue - qu’elle