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déserte. Un gardien seulement, accroupi dans l’angle d’une masure, ce leva en murmurant et me fit signe de m’éloigner. Je m’éloignai en effet, plein de pitié pour cette misérable grandeur surprise sans déguisement, pour la chétive majesté de ce prince qui passe ses jours à regarder la mer à travers la fumée de son gourgouli. Je descendis vers le rivage, jusqu’à l’entrée d’un vaste bâtiment qui s’étend le long de la mer, et qui fut construit, selon toute apparence, pour recevoir les barques du sultan, quand la tempête les met en danger. Des feuilles de cocotier rangées avec soin et pressées l’une contre l’autre lui font un toit impénétrable et presque incorruptible ; les troncs du palmier-arec le soutiennent dans toute sa longueur, et forment un péristyle qui n’est pas sans élégance dans sa rusticité. Quelques vieux bateaux et des bois amoncelés obstruaient l’intérieur, il y avait des mâts et des vergues apportés par la mer à la suite des naufrages ; mais ce que j’y vis de plus remarquable, ce fut le couronnement d’un gros vaisseau européen. Il avait conservé quelques restes de dorure et une partie de ses ornemens ; on distinguait encore le bras d’une Renommée tenant une couronne ; au-dessous, quelques lettres effacées révélaient la place où on lisait autrefois le nom du navire. J’interrogeai long-temps ce grand débris, ce vaste tombeau d’une caravane qui m’avait précédé au désert. Cette vue réveilla tous mes regrets, et je fis un pénible retour sur moi-même. Tout à coup j’entendis une voix de femme entrecoupée de plaintes et de gémissemens. Je me levai, je cherchai de l’œil, je ne vis rien ; j’avançai les mains dans l’obscurité, je ne trouvai rien. J’allais sortir, quand j’aperçus une natte suspendue à une des colonnes et se déroulant jusqu’à terre. Je la soulevai. Quel spectacle ! deux femmes étaient assises derrière ce rideau : l’une, dans tout l’éclat de la beauté et de la jeunesse ; l’autre, plus horrible que la mort. La lèpre avait rongé tous ses membres, et son affreuse nudité ne pouvait plus se couvrir que du linceul. A mon aspect, elle étendit vers moi ses mains à moitié dévorées, tandis que sa compagne, se glissant au-devant d’elle, la serrait avec tendresse dans ses bras, la couvrait de son corps. Je laissai bien vite tomber le rideau ; ce spectacle m’avait trop profondément ému. Je recueillis plus tard quelques renseignemens sur ces pauvres jeunes filles ; elles étaient sœurs, et presque de même âge. Quand la maladie eut frappé l’une d’elles, toutes deux parurent également frappées ; quand la religion et le préjugé eurent dit anathème à la souffrance, il fut impossible de les séparer. Celle qui était saine et belle, qui pouvait trouver un époux, brava les lois d’une religion cruelle, le mépris d’une société injuste, et vint s’ensevelir avec sa sœur pour la nourrir et la consoler. Ces peuples considèrent la lèpre comme un châtiment du ciel, comme une maladie infamante. Le malheureux qui en est atteint voit aussitôt rompre tous les liens qui l’attachent au monde,