Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/853

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

circonstances. Si l’aigle est aujourd’hui carnivore, s’il poursuit et déchire sa proie, c’est la faute des rochers, des torrens, des précipices au milieu desquels il vit ; les bruits terribles qui frappent continuellement ses oreilles, les objets sauvages dont ses yeux sont blessés ont perverti son cœur : il n’était pas méchant en sortant des mains de la nature. Le mauvais exemple de l’homme a bien été aussi pour quelque chose dans cette démoralisation des animaux. Si l’ours se permet maintenant de dérober çà et là de timides brebis, c’est qu’il a respiré la fumée de nos repas. Le caractère des animaux de proie étant un écart de leur nature, M. Gleïzès comptait bien les ramener à des mœurs plus douces et plus honnêtes. Si ancien que fût pour eux l’usage de la chair, il ne désespérait pas de leur faire perdre cette mauvaise habitude. Prétendant en outre que la corruption des eaux, l’humidité des marais, la sauvagerie des lieux, entretiennent à la surface du globe des germes nuisibles, il croyait qu’en ornant et en désinfectant la terre, on y détruirait la férocité. Le candide solitaire faisait ainsi pour l’avenir un monde à son image où l’aigle prendrait les traits de la colombe, ou le serpent à sonnettes vivrait de fruits et de lait, où l’abeille n’aurait plus de dard, et où les épines même rentreraient dans l’écorce des arbres. Il allait dans ses projets de réforme jusqu’à redonner une conscience au loup.

Si les animaux se privaient à l’origine de toute chair ayant eu vie, on pense bien que l’homme s’abstenait aussi de cette nourriture criminelle. Au commencement, l’homme se nourrissait du lait de la terre, c’est-à-dire du suc des fruits et des herbes. Il transgressa cette loi, et ce fut la cause de sa chute. Le meurtre envahit la terre. L’habitude d’un aliment, même contraire aux lois de la nature, devient bientôt une fatalité qui enchaîne notre appétit. Dans les naufrages où les passagers ont été réduits à manger de la chair humaine, on voit qu’après avoir surmonté l’horreur d’une telle nourriture, ils ont souvent continué d’en vivre, quoique le hasard leur eût présenté dans la suite du poisson en abondance. Aussi M. Gleïzès n’hésitait-il pas à placer l’origine de l’homicide et de l’anthropophagie dans le meurtre des animaux.

Tel est en quelques mots le système de M. Gleïzès. Est-il besoin de réfuter ces paradoxes ? La destruction est si bien dans le plan du Créateur, que les plus anciens animaux sont ceux qui nous présentent une armure plus redoutable et des moyens d’attaque plus violens. L’éternel auteur des êtres lâcha sur les mers ces grands dépopulateurs, dès que leur présence fut nécessaire, pour contenir chaque espèce dans les limites d’une production convenable. A quoi bon ces triples rangées de dents crochues et menaçantes qu’on remarque à la mâchoire du crocodile anté-diluvien, si c’est pour brouter l’herbe comme un mouton ? La nature nous montre un Dieu bon et non un Dieu bénin Il fait et il défait, mais cette destruction partielle n’intéresse jamais l’ensemble de son œuvre,