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Aux États-Unis, MM. Clay et Webster, en Allemagne M. Frédéric List, l’ont prise sous leur égide. A défaut de raisons solides pour l’étayer, ces éloquens orateurs et cet habile écrivain l’ont du moins ornée de toutes les séductions de leur esprit, en intéressant d’ailleurs les préjugés nationaux à son succès.

M. Frédéric List[1] exalte beaucoup la grandeur et l’importance de l’industrie manufacturière, et cela aux dépens de l’industrie agricole, à laquelle il refuse le rôle bien autrement important qui lui revient. L’industrie manufacturière a seule, selon cet auteur, le don d’étendre l’empire de l’homme sur les forces productives de la nature, d’animer le commerce intérieur et extérieur, qui, sous le régime agricole, manque à la fois d’objets et de moyens de transport, de créer les canaux, la navigation à vapeur ; les chemins de fer et la navigation maritime, d’animer enfin l’agriculture elle-même en lui donnant des consommateurs pour ses produits : tableau singulièrement forcé, ou qu’un malentendu seul explique ! Un peuple purement agricole, dit M. List, est un peuple incomplet ; c’est comme un homme qui n’aurait qu’un bras. Soit ; mais le peuple purement agricole est un mythe qui ne se rencontre pas sur la terre, et la preuve de cela, c’est qu’il n’y a pas de pays agricole au monde où il n’existe des villes ; or, les villes ne sont pas, que nous sachions, habitées uniquement par des cultivateurs. Il y a, en effet, un grand nombre d’arts utiles ou d’industries diverses, comme aussi plusieurs genres de commerce qui relèvent directement de l’agriculture, qui en sont les annexes obligées, le cortége nécessaire, et qui s’établissent partout où cette industrie mère prend son assiette. Quand on parle de l’agriculture, il faut donc la prendre avec ses dépendances naturelles. Ainsi comprise ; elle possède à un très haut degré tous les dons que M. List lui refuse, et l’exemple des États-Unis le prouve surabondamment C’est à l’agriculture seule que le peuple des États-Unis doit ses routes, ses canaux, ses chemins de fer, et même sa navigation maritime, et l’on sait tout ce qu’il a fait en ce genre depuis un demi-siècle. Ce n’est rien moins que ce qui a été exécuté pour l’Europe entière dans le même espace de temps. Il existe bien quelques manufactures aux États-Unis, mais ce n’est pas à leur intention qu’ont été créées les voies intérieures dont ce pays est sillonné, et ce n’est pas d’elles non plus que la navigation maritime reçoit son aliment. Sans rien ôter aux manufactures, qui sont d’admirables et fort utiles créations, quand elles viennent en leur temps et leur place, sachons donc rendre à l’agriculture, cette mère commune de toutes les industries, le juste hommage qui lui est dû.

  1. Système national d’économie politique, 1841. M. List continue à propager ses doctrines avec ardeur dans le Zollvereinsblatt (Journal du Zollverein), qui se publie à Augsbourg.