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engendraient, ils se sont arrêtés, par une sorte de pudeur instinctive, quand il s’est agi de toucher à ces denrées précieuses qui sont l’aliment nécessaire de tous les travaux utiles, ou qui servent directement à la nourriture des hommes. Ce n’est guère que dans les états constitutionnels, où l’influence des propriétaires fonciers domine, qu’on s’est écarté de cette sage réserve. Nous avons déjà signalé ailleurs cette triste vérité[1], et nous sommes obligé de la répéter ici, non pas assurément par aucun sentiment d’hostilité contre une classe respectable dont nous serions, au contraire, disposé à servir les intérêts légitimes, mais parce qu’il faut bien défendre la société entière contre les envahissemens d’un intérêt trop exclusif. Ailleurs que dans les états constitutionnels, c’est en général aux seuls produits manufacturés que les restrictions s’appliquent.

L’ambition de la plupart des peuples, surtout de ceux qui naissent à la civilisation, est de posséder des manufactures. Il semble qu’il y ait dans les établissemens de ce genre un éclat décevant, qui flatte et qui séduit. Tous veulent être manufacturiers, et tous aussi veulent l’être avant le terme, comme s’il y avait quelques privilèges particuliers attachés à ce travail. Il semble qu’un peuple ne soit content de lui-même, qu’il se juge incomplet, s’il ne possède pas, lui aussi, ces brillans joyaux qui forment l’apanage naturel de certaines nations plus avancées dans la carrière : on paraît croire que les manufactures, au lieu d’être le fruit d’un certain ordre social, en sent au contraire les instrumens, et les mobiles Les yeux fixés sur les pays qui les possèdent, pays dont on envie l’éclat sans en sonder les misères, on s’enfle, on se travaille, dans l’espoir trompeur de s’égaler à eux. De là tant de mesures restrictives dirigées de toutes parts contre les produits ouvrés, mesures fâcheuses par rapport au mouvement général du commerce du monde, nuisibles à toutes les nations qui prennent part à ce commerce, funestes surtout aux pays qui les adoptent. La Russie a voulu et veut avoir des manufactures, quoiqu’il lui manque et des chefs pour les conduire et des ouvriers pour y exécuter les travaux, car ce n’est pas dans la classe des serfs que de semblables ouvriers se recrutent. L’Égypte aussi veut être manufacturière, avec des conditions à peu près pareilles, mais plus défavorables encore. N’avons-nous pas entendu naguère le Brésil, après l’expiration de son traité avec l’Angleterre, déclarer à la face du monde qu’il allait entrer dans la même voie par des dispositions hautement restrictives, le Brésil, qui n’a pour ouvriers que des esclaves, dont l’unique capital est dans la fertilité de ses terres et dans les ardeurs de son climat, et devant lequel s’ouvre d’ailleurs une immense étendue de terrains vierges à exploiter ? Tous les pays de

  1. Voyez la Question des céréales dans la Revue du 1er décembre 1845.