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défenseurs vigilans de l’esprit chrétien, que l’esprit commercial envahissait, interdirent ce trafic coupable. Le sultan répondait à ces anathèmes en accordant des primes à l’exportation des objets prohibés. La république de Venise aimait mieux toucher ces primes qu’obéir à ces prohibitions, et la république trouvait des casuistes pour la justifier. Parfois les princes chrétiens défendaient à leurs sujets de commercer avec Alexandrie, mais bientôt ce commerce était repris par les princes même sous couleur de racheter des esclaves ou sous prétexte d’affaire touchant l’exaltation de la foi ; les papes eux-mêmes accordaient des permissions de commercer avec les infidèles ; Jacques Cœur, accusé de s’être enrichi par ce négoce, allégua l’autorisation d’Eugène IV et de Martin V. Malgré les coupables abus, ce commerce était utile, il effaçait les haines de race et de religion. L’on comprenait en Europe que tout n’était pas mauvais chez les musulmans, les musulmans s’accoutumaient à traiter les chrétiens avec de certains égards. Dans un traité, les Catalans sont appelés les fermes colonnes des baptisés. Ainsi on s’acheminait vers l’abaissement des barrières qui en fractions ennemies, et dont chaque jour voit tomber quelqu’une. Tout le monde sait que la découverte de la route des Indes par l’Océan fit abandonner au commerce la voie de la Méditerranée et de la mer Rouge : ce fut le coup de mort pour Alexandrie. Comme le reste de l’Égypte, conquise par les Turcs, opprimée par les mamelouks, sa population était tombée de six cent mille ames à six mille, quand les Français se présentèrent sous ses murs et la prirent après un siége de quelques heures. Déjà Leibnitz avait adressé à Louis XIV un mémoire sur l’occupation et la colonisation de l’Égypte ; Leibnitz exhortait la France à cette conquête. Le conseil perdu pour Louis XIV ne devait pas l’être toujours : Bonaparte venait exécuter le plan de Leibnitz.

Il faut avouer que certains souvenirs modernes ne nuisent point aux souvenirs antiques, et je ne dissimulerai pas que, tout en étant fort occupé de la colonne d’Alexandrie, comme indiquant l’emplacement de l’ancienne acropole et du Sérapéum, comme prouvant la vérité de mon système sur son origine grecque ; je n’étais pas indifférent à la pensée que, près de cette colonne, Kléber, blessé à la tête en montant à l’assaut, avait senti, pour la première fois, le fer musulman, sous lequel il devait succomber, qu’au pied de cette colonne avaient été enterrés les Français morts en escaladant les murailles d’Alexandrie ; qu’un ordre du général Bonaparte avait prescrit que sur la base de cette colonne fussent gravés les noms de ces Français, noms que je n’y ait point trouvés, et que j’aurais préférés à ceux des gentlemen anglais dont l’obscure vanité est rendue plus risible encore par ce contraste.

J’aime mieux cette pensée de Bonaparte que celle qu’il eut également ici de persuader aux musulmans que nous étions de grands amis d’Allah,