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Dans l’antiquité païenne, au temps des grandes choses, les princes et les sages, on le sait, avaient l’habitude d’adresser à leurs fils des conseils sur l’art difficile de gouverner les hommes, ou l’art plus difficile peut-être de bien vivre ; Malherbe fit comme les sages et les rois ; mais la question qu’il traite est toute différente : dans ses préceptes, il ne s’agit ni de politique ni même de vertu, mais tout simplement d’argent et de procès. L’Instruction, écrite à Aix, au mois de juillet 1605, comprend une trentaine de pages, et l’on y cherche en vain une seule ligne, un seul mot qui trahisse le poète ; on n’y trouve que le gentilhomme occupé de sa généalogie, et le plaideur intrépide, amoureux de la chicane. Malherbe établit d’abord sa descendance ; il rappelle avec orgueil qu’un de ses ancêtres, baron de La Baye dans le Cotentin, « accompagna le duc Guillaume à la conquête d’Angleterre, » et qu’en mémoire de cet événement les armoiries de sa maison ont été peintes, par ordre de Guillaume, dans l’abbaye de Saint-Étienne de Caen et dans celle du Mont-Saint-Michel. L’arbre généalogique une fois dressé, le poète aborde franchement les questions d’intérêt, et jamais, on peut le dire, procureur normand ne se montra plus habile à dresser des comptes, à régler par avance les successions et les partages. Il commence par ergoter contre son frère Éléazar, lequel avait reçu en dot, de la maison paternelle, une charge de conseiller au présidial de Caen. Cette charge valait douze cents écus ; mais comme, en vertu de la coutume de Normandie, un père « ne peut directement ni indirectement avancer un fils plus que l’autre, » Malherbe annonce l’intention de faire rendre à son frère la moitié de cette somme, plus les intérêts depuis vingt ans. Il ajoute que, dans le cas où il faudrait plaider, il serait bon de rappeler qu’Eléazar, sa femme et ses enfans, avaient toujours été nourris dans la maison paternelle, au grand détriment des autres héritiers, et que, pendant ce temps, lui, François Malherbe, n’avait reçu pour tous présens qu’un tonneau de cidre. Il invoque en outre, le peu de dépense que son éducation avait occasionné, attendu qu’il avait toujours été en pension à Caen, à Paris et en Allemagne, pendant deux ans, tandis que son frère avait eu des maîtres particuliers. Il serait difficile, on le voit, d’apporter dans les relations de famille plus d’égoïsme et d’esprit de calcul. Malheureusement, sous ce rapport, Malherbe ne fait pas exception, et, parmi les poètes des deux derniers siècles, Corneille est peut-être le seul dont le caractère ait égalé le talent.

La dot de sa femme, comme celle de son frère, devait causer à l’ami de Des Perriers plus d’un embarras et plus d’une chicane. Cette dot consistait, en 3,000 écus sur la commune de Brignolle, et 800 écus constitués en rente sur la ville de Tarascon, au denier 12, ce qui était alors le taux légal ; mais, au lieu de payer en argent, la commune de Brignolle paya en marchandises cotées au dessus de leur valeur. Le poète fit un procès, et, après cinq ans de débats, il lui fut adjugé 16 pour 100 d’intérêt au lieu de 12, avec la faculté de retirer le principal quand bon lui semblerait.

Nous n’insisterons point plus long-temps sur tous ces détails, car la prose du poète, rayée de chiffres, positive comme une addition et hérissée de termes de chicane, ne se prête guère à l’analyse ; il nous suffira de dire que, comme élément de la biographie de Malherbe, l’Instruction présente un véritable intérêt. Il serait à souhaiter qu’on pût réunir sur les hommes appelés à vivre dans l’histoire des documens du même genre ; il y aurait là matière à de bonnes