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Ce sont là les deux écueils du mysticisme ; par la substitution graduelle de la contemplation à l’action, il affaiblit, il énerve, il anéantit la personnalité humaine : de là, le dérèglement de l’imagination, et, par une conséquence inévitable, le désordre des mœurs. Quand le mysticisme aboutit à ces deux extrémités, il change en quelque sorte et d’essence et de nom ; il s’appelle le quiétisme.

Nous craignons qu’il n’y ait un peu de ce faux mysticisme dans un livre, plein d’ailleurs de nobles tendances, que vient de nous donner un écrivain estimable, M. Édouard Alletz. L’auteur des Harmonies de l’intelligence humaine est un philosophe spiritualiste, et, à ce titre, il a toutes nos sympathies ; on sent circuler dans son livre un sentiment moral et religieux qui est pour nous un nouvel attrait ; mais M. Alletz a-t-il calculé toute la portée de, la réforme philosophique qu’il nous propose ? Suivant lui, Descartes s’est trompé en donnant pour base à la métaphysique le célèbre cogito, ergo sum. M. Alletz veut y substituer ce nouvel enthymème : J’aime, donc je suis. En d’autres termes, Descartes fondait la philosophie sur la pensée, M. Alletz la veut fonder sur l’amour. C’est soulever sans doute une question immense, et qui aurait valu la peine d’être approfondie ; mais nous craignons, il faut l’avouer, que la base de M. Alletz, qui déjà ne nous semble pas bonne, ne soit beaucoup meilleure encore que l’édifice qu’il a mis dessus. Cette philosophie de l’amour, féconde en promesses, se réduit le plus souvent à de petites analyses, à la fois vagues et sèches, et tout se termine par un dictionnaire intellectuel d’une bizarrerie sans pareille. Le vague et la bizarrerie, tels sont les deux écueils où vont se heurter tous les mystiques. C’est que la sensibilité, si nobles que soient ses élans, si profonde que soit sa racine, est de sa nature une faculté subordonnée. N’ayant pas en elle-même sa règle, il faut bien qu’une autre faculté la lui fournisse : cette faculté supérieure, cette faculté maîtresse, qu’on ne peut ni détruire, ni mutiler, ni subordonner, et contre laquelle rien ne saurait prévaloir, c’est la raison.


EMILE SAISSET.