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le contradicteur et le continuateur de Platon, on peut dire avec toute justesse que le cartésianisme a eu son Aristote dans Leibnitz.

Donner à la littérature française Aristote tout entier, c’est, à coup sûr, une grande tentative, et il faut féliciter M. Barthélemy Saint-Hilaire d’avoir eu le courage de l’aborder. Le nombre des écrits de cet universel génie, l’état d’altération où ils nous sont parvenus, la nécessité de comparer les manuscrits et les éditions, l’armée des commentateurs, l’infinie diversité des matières, la subtilité et la profondeur des pensées, la concision et l’obscurité du style, tout concourt à faire d’une traduction complète d’Aristote l’entreprise la plus ardue, la plus vaste, la plus délicate qu’un écrivain, tout ensemble helléniste et philosophe, se pût proposer. Épris de la grandeur du but, M. Saint-Hilaire ne s’est pas laissé décourager par la longueur et les périls du voyage. Il a fait comme ces pieux et héroïques pèlerins d’un autre temps qui partaient pour la Terre-Sainte, incertains si, à travers les terres et les mers, malgré l’inclémence du ciel et le courroux des vents et des flots, ils arriveraient au saint sépulcre, mais sûrs du moins qu’il était beau d’y courir, et, même en succombant à la tâche, de frayer la route à des voyageurs plus heureux. Que M Saint-Hilaire ne prenne pas notre comparaison pour un mauvais présage ; nous avons le sincère désir et une juste espérance de le voir arriver à Jérusalem.

Le traducteur d’Aristote marche d’un pas ferme et rapide dans la carrière qu’il s’est tracée. En 1837, il débutait par la Politique, cet immortel monument que Montesquieu avait sous les yeux en écrivant l’Esprit des Lois ; en 1844 nous avons eu entre les mains la Logique entière, c’est-à-dire l’ensemble des six traités connus sous le nom d’Organon ; aujourd’hui M. Sainte-Hilaire nous donne le Traité de l’Ame et nous promet la Météorologie. Espérons que l’l’Histoire des Animaux et la Physique les suivront de près.

Nous n’hésitons pas à ranger le Traité de l’Ame parmi les plus beaux chefs-d’œuvre que nous ait laissés l’antiquité. Pour la grace, le mouvement et la vie, les Dialogues de Platon sont des morceaux inimitables ; mais qui avait enseigné à Aristote cette régularité de composition, cette disposition méthodique et lumineuse des matières, cette précision de langage, qui sont aussi des beautés, non moins rares pour être plus sévères ? Aristote, après un préambule noble et simple, entre immédiatement dans le sujet de son traité ; il pose les questions, fixe la méthode, ordonne les parties. Un premier livre est consacré à l’histoire des systèmes de ses devanciers sur la nature et les facultés de l’ame. Empédocle, Héraclite, Pythagore, Platon sont jugés tour à tour. Abordant ensuite le problème en son propre nom, Aristote, dans le second livre, définit l’ame, en décrit, en classe, en décompose toutes les facultés, depuis les manifestations les plus grossières de la vie animale jusqu’aux plus sublimes opérations de l’entendement ; le dernier livre complète ces belles analyses, et se termine par de hautes considérations sur les degrés successifs du développement de la vie. Ne croirait-on pas lire le plan d’un traité moderne ? Pour moi, j’ose affirmer que l’Essai si vanté de Locke, et le Traité des Sensations de Condillac, dont l’ingénieux tissu indique, il faut l’avouer, une main singulièrement habile, sont très inférieurs au Traité de l’Ame, non-seulement pour la richesse et la profondeur des aperçus, mais pour l’ordre même et la force de la composition. Joignez à ce mérite éminent un style ferme, sobre, nerveux, d’un tour vif et concis, d’une