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il est certain que le soldat allemand est encore plus mal vu que le soldat russe chez toutes les populations slaves. Il faut compter du moins que les gentilshommes n’oublieront pas tout-à-fait que la Russie les a décimés comme l’Autriche, et, quel que soit le goût qu’ils manifestent aujourd’hui pour le despotisme plus oriental du tzar, ils se rappelleront peut-être que ce despotisme s’ingénie tout aussi bien que l’administration autrichienne à rompre les liens de la famille servile, à isoler le propriétaire de ses paysans. Enfin on a lieu de pense que ce mouvement n’est pas général, que les vieilles provinces, de Lithuanie et d’Ukraine, par exemple, ne s’associent point à cette démission politique, si hardiment offerte à Posen, en Gallicie, et peut-être dans le royaume ; mais on ne doit pas se dissimuler que jamais la tentation ne s’est présentée plus à découvert et sous forme plus agressive. « La noblesse polonaise ; dit le gentilhomme gallicien, préférera marcher à la tête de la civilisation slave, jeune, vigoureuse et pleine d’avenir, plutôt que de se traîner, coudoyée, méprisée, haïe, injuriée, à la queue de votre civilisation décrépite, tracassière et présomptueuse. » Le tzar, de son côté, sans prendre ce rôle d’initiateur qu’on veut bien lui prêter, ne serait pas fâché d’élever quelque solide barrière contre la contagion du régime constitutionnel. A la place de cette nationalité polonaise qui pencherait toujours vers l’imitation des règles politiques de nos états européens, le tzar pourra-t-il installer sur sa frontière allemande une sorte de nationalité slave qui suive avant tout les instincts de la race et conforme encore sa vie sociale à ses traditions domestiques ? C’est un immense problème. Le poser n’est pas le résoudre, et nous espérons fermement que l’avenir décidera contre cette ambition menaçante ; mais ne nous y trompons pas ici, car on ne s’y trompe pas à Berlin : c’est de ce point de l’horizon que viendra le plus grand danger de l’Allemagne, et c’est un danger qui passerait vite le Rhin. Aussi croyons-nous qu’autant il est du devoir de notre gouvernement d’encourager en Prusse l’avènement des institutions libres, autant il y aurait de péril pour la France à renouer plus étroitement avec la Russie, sous prétexte de concessions plus ou moins apparentes que l’on obtiendrait en faveur de la Pologne. Nous croyons que ce serait se prendre volontairement au piége où succomberait pour jamais, avec le véritable intérêt français, la véritables nationalité polonaise. Mieux vaut pour la France la Pologne frémissante sous un joug qui reste celui de l’étranger que la Pologne devenue russe. Mieux valent pour la Pologne elle-même ses souffrances et ses misères que cette abdication à laquelle on la convie. Mieux vaut cette patrie dévastée, mais résistante et distincte, que cette patrie flottante où tout un peuple irait se perdre dans une race comme une tribu nomade s’enfonce dans les steppes.


ALEXANDRE THOMAS.