Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/700

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surgir l’unité slave. Dans la sévérité du régime qui pèse sur nous en Russie, nous sommes nous-mêmes de moitié. Ne commencerons-nous pas à vouloir librement ce que jusque-là nous avons subi. Aussitôt que nous aurons cessé de nous poser en esclaves, notre maître, malgré lui sera notre frère… Ce jour est-il éloigné où la noblesse Polonaise décimée, amenant avec elle ces débris d’un peuple qu’elle traîne encore à sa suite, fière, mais imposant silence à son cœur palpitant, pourra dire à un empereur de Russie : Nous venons nous remettre à vous comme au plus généreux de nos ennemis, nous laissons derrière nous ces sympathies calculées et trompeuses, cette éloquence à bon marché, ces garanties, et tout ce que ces hommes décorent du titre pompeux de droit des gens ; nous ne stipulons point avec vous, nous ne faisons pas de réserve, mais vous trouverez une prière écrite dans nos cœurs en caractères flamboyans, cette seule et même prière : Dans le sang répandu de nos frères de Gallicie, n’oubliez pas le sang slave qui crie vengeance ! »

La vengeance qu’il implore, l’éloquent, anonyme croit déjà la voir s’amasser. Citons seulement cette sombre prédiction, ce rude et chevaleresque défi qui terminent un si étrange réquisitoire : « Dans peu d’années, mon prince, vous paierez les arriérés d’amélioration sociale et de réforme, vous les paierez avec usure, et encore une fois le sang généreux de la noblesse polonaise aura ouvert à vos peuples la voie du salut. Vous éprouverez la vérité de cette expression du poète :

Das Blut ist ein besonderer Saft.
Le sang est une essence à part.

« Croyez, mon prince, que, pour votre manière d’agir à notre égard je ne cesserai d’être votre ennemi jusqu’à la fin de mes jours ; mais je prétends l’être d’une manière franche et loyale ; je le serai en gentilhomme, et j’aimerai à vous conserver, sous tous les autres rapports, l’estime personnelle et le respect que depuis long-temps je vous ai voués. » Est-il une singularité plus originale, que ce mélange naïf de la politesse du grand seigneur avec l’âpreté du cosaque, et la politesse ne perd-elle pas un peu de son mérite dans cette odeur de sang ? Das Blust ist ein besonderer Saft.

Nous nous étendons ex près sur cette révélation toute particulière qui, datée du 15 avril de cette année, semble comme le signal précurseur de la défection dont l’Autriche et la Prusse sont si justement alarmées. Nous ne pouvons nous défendre d’y reconnaître un grave symptôme. Il est sans doute peu probable que ce ralliement, commencé fort à l’improviste, se continue sans obstacle et produise des résultats très immédiats. Il faut compter que l’aversion des paysans sera bien assez entretenue pour balancer l’inclination des seigneurs, et cependant