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agens se multipliaient tous les jours dans le grand-duché, le cabinet de Berlin a dispensé celui de Saint-Pétersbourg des généreux offices qu’il voulait bien lui rendre. Tout aussitôt ont commencé ces rumeurs si favorables à la politique du tzar, rumeurs depuis sans cesse grossissantes, et chaque jour dénoncées par les gazettes du gouvernement prussien : le peuple polonais devait s’en rapporter à Nicolas du soin de le délivrer et de le conduire ; Nicolas était Slave, et il n’y avait qu’un Slave qui pût régénérer toute la Pologne ; . Nicolas empereur des Slaves ne serait plus le même que Nicolas empereur de Russie.

On a inventé d’hier le mot de russomanie pour flétrir par-devant l’Allemagne cette exaltation malencontreuse qui s’emparait si spontanément d’un pays qu’on a feint de croire déjà germanisé. C’est surtout la noblesse qu’on accuse de prostituer ses adorations à l’idole moscovite, le plus odieux objet des antipathies allemandes ; les nobles de Posen, affirme-t-on ne rêvent qu’empire slave et vengeance contre la Prusse ; les paysans, au contraire, se comportent comme de bons et fidèles sujets prussiens, parce qu’à changer de maître ils ne trouvent en perspective d’autre bénéfice que d’avoir à courir la chance du knout ou de la Sibérie. Nous laissons ici parler l’administration locale, qui ne craint pas même d’insinuer que le rétablissement du servage est la condition secrète du pacte déshonorant qui a rattaché la noblesse à la Russie. On ne peut d’ailleurs se représenter le trouble que cet étrange revirement a partout introduit : les différentes classes de la société s’observent et s’épient dans une indicible attente ; le théâtre de Posen a fermé tout d’un coup ; la vie paraît en quelque sorte suspendue. Les denrées renchérissent et le travail s’arrête, les propriétaires congédient leurs employés et leurs économes, les fabricans leurs ouvriers. Qu’importe cependant à la propagande moscovite ? La police impériale se croit maintenant si certaine, du succès de cette révolution mystérieuse, qu’elle emploie à la populariser les fables les plus grossières : on prophétise bravement à Posen que le tzar abdiquera bientôt en faveur de son fils, et qu’il a résolu de se créer à lui-même avec la Pologne un royaume indépendant qui aille du Bug à l’Oder. Si absurde qu’il fût, ce bruit a été répandu avec une intention assez marquée pour que le ministère prussien jugeât nécessaire de le réfuter dans sa feuille officielle. Ce n’était rien de moins, en y regardant, que le panslavisme sous forme de légende ; celui-ci se marquait déjà son domaine et s’assignait un territoire.

Qu’il y ait entre les peuples unis par le sang et presque par la parole un besoin légitime de fraternité, personne ne le niera ; mais que ce besoin doive les confondre sous un même sceptre, autant vaudrait dire qu’il faut encore aujourd’hui mêler dans un même empire tous les hommes de langue latine ou de langue germanique, comme il arriva pour les successeurs de Charlemagne. Le vrai, c’est qu’à côté du panslavisme