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— Ma foi non, dit le domestique ; mais ce dont je suis sûr, c’est que le parti qui a laissé ces empreintes est en marche depuis long-temps.

— Depuis quatorze jours, ni plus ni moins, reprit le Mexicain, depuis que, profitant d’une négligence de notre part, ils nous ont dépouillés, ce cavalier canadien et moi, du produit d’une année de campagne, et, par-dessus tout, d’un cheval que j’aimais comme un enfant.

À ce mot, le gambusino tressaillit douloureusement et cacha sa figure dans l’ombre.

— Je ne regrette, moi, qu’une magnifique collection de peaux de loutres, dont la moindre valait trente piastres (150 francs), ajouta le chasseur canadien ; mais patience, rira bien qui rira le dernier !

— C’est ma faute aussi, reprit le Mexicain, car, depuis le jour où j’ai manqué à mon serment envers les âmes du purgatoire, tout a été pour moi de travers.

Ces paroles avaient été dites avec un accent de componction dont je ne pus m’empêcher de sourire.

— Ainsi, lui dis-je, vous ne croyez pas les âmes du purgatoire étrangères à votre mésaventure ? Je serais curieux de savoir en quoi vous avez pu les offenser si gravement. Racontez-nous cela en prenant votre part de notre souper.

— Volontiers, dit le Mexicain en jetant un regard de convoitise sur les deux volailles qu’Anastasio achevait de débrocher. A l’exception du gambusino Rivas, nous étions, autant qu’il m’en souvient, tous plus ou moins affamés, et un moment de silence solennel précéda le souper. La flamme du foyer éclairait alors un des groupes les plus bizarres que mes souvenirs me rappellent ; elle faisait ressortir les formes musculeuses du coureur des bois canadien, jetait des reflets cuivrés sur la figure déjà bronzée du chasseur mexicain, et donnait un aspect plus lugubre encore au visage ravagé du gambusino.

— Vous autres 'Américains[1], dit le chasseur mexicain après s’être signé dévotement, vous ne croyez à rien ; mais, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, je n’en suis pas moins convaincu que les âmes du purgatoire sont la cause de ma mésaventure. Avant d’être associé avec ce seigneur canadien, la chasse était déjà mon principal métier. J’ai passé bien des nuits à l’affût des cerfs, dont je vendais la peau assez avantageusement, ou guettant aux abreuvoirs de la forêt les tigres et les lions, pour lesquels les hacenderos (propriétaires) me payaient une prime de dix piastres par tête, en m’en laissant encore la peau pardessus le marché. Une légère partie de ces profits me servait à faire dire des messes pour les âmes du purgatoire, et je puis dire que

  1. En Sonora, tout étranger est Américain. Dans le sud du Mexique, tout étranger est Anglais.