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quelque diablerie dans tout ceci, et il est nécessaire que je l’éclaircisse. Il faut, en tous cas, de la prudence. Retournez avec le gambusino dans le lit de la rivière ; grâce aux rochers qui l’encaissent, le feu que nous serons forcés d’y allumer pour passer la nuit ne se verra pas de loin ; quant à moi, je vais à la découverte, et je reviendrai vous dire ce que je pense de tout ceci. Si vous faites du feu, évitez toutefois d’y jeter les branches du palo hediondo[1] ; le seigneur Rivas vous aidera à le connaître.

Ces conseils me firent comprendre que la position pouvait être grave. Anastasio venait d’allumer une cigarette de paille de maïs ; à la lueur qu’elle répandait à chaque aspiration, je le vis se baisser, éclairant ainsi le sol à ses pieds, et je le perdis bientôt de vue dans l’obscurité. Je restai seul avec le gambusino, qui m’aida à ramasser du bois mort, et nous eûmes bientôt allumé un feu que la fraîcheur de la nuit rendait indispensable. Près d’une heure s’écoula, pendant laquelle le mutilé garda le silence le plus profond, silence que la singularité de ma rencontre avec lui et mes propres réflexions m’engageaient à ne pas troubler. Anastasio revint. À la clarté du foyer, je remarquai que sa figure était soucieuse. Il jeta par terre deux poulets qu’il avait trouvés endormis, et auxquels il avait tordu le cou.

— Eh bien ? lui demandai-je.

— Eh bien ! reprit-il en se grattant la tête, ne vous alarmez pas de ce que je vais vous dire ; mais je crains d’avoir fait un serment téméraire.

— Comment cela ? Expliquez-vous, lui dis-je.

— J’ai répondu de vous à mon maître, le seigneur sénateur, n’est-il pas vrai ?

— Oui.

— Mais, ma foi ! j’ai peur d’avoir promis plus que je ne pourrai tenir. J’ai vu la trace des Indiens à quelque distance du village, et, sans doute, c’est la peur qui en a fait déménager tous les habitans. Les Apaches sont-ils partis pour ne plus revenir, c’est ce que j’ignore. En tout cas, nous ne pouvons guère songer à fuir ; nos chevaux sont horriblement despeados et ne peuvent plus faire un pas : le mieux est donc, à mon avis, de rester ici, car il y aurait peut-être plus de danger à gagner Bacuache ce soir, si toutefois cela se pouvait. Ce que je puis vous dire, c’est que, comme j’ai répondu de vous, je partagerai votre sort. C’est tout ce qu’on peut exiger de moi. Qu’en pensez-vous, seigneur Rivas ?

Le gambusino, plongé dans une sombre apathie, ne répondit rien.

— À la grâce de Dieu ! continua Anastasio ; en tout cas, nous nous défendrons de notre mieux. — Et avec le sang-froid dont il m’avait déjà donné des preuves, il se mit à plumer ses deux poulets ; une baguette

  1. Bois puant. L’odeur de ce bois brûlé est infecte, et dénonce au loin le bivouac dont la flamme serait même invisible.