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un faisan et qui vole en rond au-dessus de nous, et cet autre de la grosseur d’un pigeon, au plumage noir[1], avec le dessous de la queue jaune ? Ce sont les deux plus redoutables ennemis de ces reptiles, et Dieu les a doués l’un et l’autre d’un instinct admirable pour les combattre. Leur présence ici confirme encore ce que je vous dis, que ces lieux sont infestés de serpens.

— Mais, lui dis-je, pourquoi nous arrêter ici ?

— Parce que, reprit Anastasio (c’était le nom de mon guide), nous trouverions sûrement partout ailleurs les mêmes inconvéniens, sans y rencontrer peut-être les mêmes avantages.

À ces mots, jetant par terre les deux lourdes selles de nos chevaux, il étendit complaisamment sur le gazon les zaleas (peaux de mouton) et les armes d’eau. Une des selles, destinée à servir d’oreiller, compléta ce lit peu comfortable.

— Étendez-vous là, me dit-il, pendant que je vais faire boire nos chevaux et les attacher dans quelque endroit où le gazon soit bien touffu, pour qu’ils puissent en prendre à leur aise ; ensuite nous nous occuperons de notre souper.

Je suivis son conseil, et le murmure de l’eau voisine ne tarda pas à me plonger dans une espèce d’assoupissement lucide, pendant lequel je percevais avec ravissement tous les bruits indistincts du désert qui s’endormait à son tour. Une voix me réveilla au bout d’une heure environ : j’ouvris les yeux ; la nuit était venue, et la clarté d’un feu allumé près de moi me montra Anastasio debout à mes côtés. Il tenait d’une main une petite valise ou sachet allongé, de l’autre une moitié de calebasse remplie d’eau.

— Aimez-vous, me demanda-t-il, le pinole clair ou épais ?

— Épais, lui répondis-je, car j’ai grand’ faim.

Anastasio fit couler la farine épicée du sac dans la calebasse, et battit, avec un morceau de bois, le mélange nommé pinole de manière à en faire une espèce de mastic. Alors il me tendit la calebasse avec autant de respect que si c’eût été le vase d’or destiné à parer la table de quelque millionnaire, et resta immobile près de moi, la tête découverte. Tout en faisant avec résignation ce frugal repas, j’adressai quelques questions à Anastasio.

  1. Le huaco, ainsi appelé du cri qu’il fait entendre. Quand, dans les combats qu’il livre aux serpens à sonnettes, il se sent piqué, il mange, comme contre-poison, quelques feuilles de la liane à laquelle on a donné son nom. Ces feuilles, mâchées et appliquées sur la piqûre, sont un remède infaillible.