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pour les consommateurs dont les intérêts sont pourtant respectables, elle l’est encore pour la grande masse des producteurs ; mais cette même liberté peut et doit devenir funeste à toute industrie particulière à laquelle on l’appliquera par exception.

Ce n’est pas d’ailleurs aux seuls protectionistes que cette observation s’adresse. Pour avoir méconnu cette vérité, les partisans du libre échange n’ont que trop souvent compromis la cause qu’ils voulaient défendre. Poursuivant sans cesse des applications particulières de leur principe, ils en ont fait une sorte d’épouvantail, une menace incessante de ruine pour toutes les branches du travail auxquelles ils entendaient l’appliquer. Sans égard pour cette dépendance mutuelle des industries nationales ni pour les charges que le régime actuel leur impose, ils se sont attaqué tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là, pour la livrer en quelque sorte désarmée à une concurrence mortelle : politique étroite et fausse qui ne pouvait manquer, si elle eût été suivie, de conduire le pays, par une suite de désastres particuliers, au dégoût prochain de toute innovation. « Pourquoi, disait en 1836 M. de Saint-Cricq[1], faire entendre à tous les industriels de France ces paroles : Nous ne vous dirons pas, comme on vous l’a dit à tort dans l’enquête : Quels sont vos prix de revient, et combien vous faut-il pour protéger vos produits contre la concurrence étrangère ? Nous vous dirons : Combien vous faut-il de temps pour détourner vos capitaux des voies de la protection où ils sont engagés et les porter dans celles de la liberté qui vont s’ouvrir. » C’était, comme le dit fort bien M. de Saint-Cricq, menacer la plupart de nos industries d’une subversion prochaine. Cette menace, d’ailleurs, outre ce qu’elle avait d’impolitique, montrait une intelligence fort incomplète de notre situation présente. Certes, les partisans des restrictions, directeurs de l’enquête dont il s’agit, n’étaient pas dans le vrai lorsqu’ils se bornaient à demander aux industriels qui comparaissaient devant eux quelle somme de protection leur était nécessaire : ils auraient mieux fait, assurément, de leur demander par quelles mesures générales, par quels allégemens de charges il était possible de remédier à ces infériorité qu’ils accusaient[2], et c’est alors que ces enquêtes, presque toujours insignifiantes,

  1. Discours prononcé à la chambre des pairs.
  2. La plupart des enquêtes françaises n’ont guère eu d’autre sens ou d’autre direction que celle qu’on vient de voir. Les partisans des restrictions disaient aux industriels : Quelle protection vous faut-il ? Les partisans du libre échange leur disaient au contraire : Puisque vous ne pouvez pas vous soutenir sans protection, votre industrie est mauvaise, il faut l’abandonner. On en a vu encore un exemple assez récent en ce qui concerne l’industrie linière. Et voilà pourquoi la plupart de ces enquêtes ont été stériles. En Angleterre, au contraire, on disait aux industriels : Que faudrait-il pour vous donner la force qui vous manque ? Ils répondaient : Affranchissez les matières premières ou les agens du travail. Et voilà pourquoi la plupart de ces enquêtes ont été fécondes ; voilà comment elles ont conduit l’Angleterre pas à pas vers la liberté. Elles l’y auraient conduite beaucoup plus tôt, si les derniers et puissans débris du système restrictif n’avaient pas été si opiniâtrement défendus par l’aristocratie terrienne, particulièrement intéressée à leur conservation.