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les seigneuries se multiplièrent sur la terre, des pontifes avec plus d’indépendance qu’ailleurs. C’étaient, à Rome même, des familles aux origines antiques, aux serfs innombrables, aux monstrueux privilèges soutenues par des châteaux dans les campagnes et des forteresses dans la ville. J’ignore si les Savelli, qui tenaient les clés du conclave, comptaient les six papes, les trente-six cardinaux, les capitaines, les saints, les évêques, qui figurent dans leurs généalogies du XVIe siècle ; je ne sais pas s’ils ont combattu Mézence, donné des consuls à l’ancienne Rome, et résisté à Enée par les Sabellii. Je sais seulement que plusieurs familles remontaient au-delà du moyen-âge, et que la lutte des familles guelfes et gibelines dans la ville éternelle se développa sur une échelle gigantesque. C’est à Rome que nous rencontrons Sciarra Colonna ; l’ennemi de Boniface VIII qu’il faisait mourir de rage ; de Benoît XI qu’il empoisonnait, l’ami de l’empereur Henri VII qu’il couronnait le sabre à la main, tandis qu’une moitié de Rome était insurgée. Pris par les corsaires, délivré par un roi de France, restauré par Louis de Bavière et mourant en exil, Sciarra fut l’une des plus grandes figures du XIVe siècle. Sous Jules II, un cardinal Colonna proposait de faire revivre la république et de chasser de Rome le soudan de la chrétienté ; plus tard, Fabrice et Pompée Colonna, à la tête des armées impériales, ébranlaient l’Italie. C’était la digne postérité de Sciarra. Quand on songe aux Orsini, aux Colonna, quand on se rappelle le tribunat d’Arnauld de Brescia, de Cola de Rienzi, les éclats volcaniques de la plèbe romaine, les papes assassinés, tandis que l’Europe était à genoux, l’on reconnaît Rome à cette grandeur, et l’on se sent au milieu des anciens maître du monde. On comprend qu’à Rome la satire déchirât hardiment les voiles du temps, et montrât l’homme dans le pontife, le despote dans le pape. Les grands seigneurs de Rome adoptaient volontiers cette idée gibeline, qui présentait la théocratie comme le règne de l’imposture inauguré dans le monde à trois reprises par Moïse, le Christ et Mahomet. Que firent les papes en présence de cette noblesse indomptable, en présence de toute l’Italie ? Dans la première moitié du moyen-âge, ils avaient sanctifié la conquête ; pour se grandir, ils avaient appelé de nouveaux conquérans, ils avaient rendu impossible une royauté italienne, en sacrant Charlemagne et Othon. Dans la seconde moitié du moyen-âge, ou plutôt au XIIIe siècle avec Nicolas III, ils devinrent seigneurs et adoptèrent les mœurs des dynasties italiennes : par conséquent les papes subirent cette loi de l’exil qui pesa sur toutes ces dynasties. Ils durent, comme tant d’autres seigneurs, reconquérir leurs propres états. C’est alors surtout que se trahit leur faiblesse. Quatre fois, au XVIe siècle, ils tentent la restauration du pouvoir temporel avec le cardinal Bertrand du Poiet, avec le comte Durefort, avec le cardinal Albornoz, avec le cardinal Robert de Genève : c’est