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milieu d’un pareil chaos, on comprend que les révolutions historiques n’apparaissent plus que comme des accidens qui s’ajoutent aux hasards de la naissance. C’est pour le généalogiste que les héros deviennent des hommes, que les petites causes prennent le pas sur les grandes ; la généalogie décompose tout, et dans cette analyse impitoyable la pensée périt, les conquêtes deviennent des brigandages, tandis que l’avènement de toute aristocratie cesse d’être une justice relative pour devenir une injustice absolue. Trompé par le point de vue qu’il adopte, M. Litta détruit à son insu la noblesse par les nobles, l’histoire par la généalogie : il traîne un à un dans ses tables tous les hommes, toutes les gloires du moyen-âge. Papes, condottieri, cardinaux, tous apparaissent en robe de chambre devant l’implacable chroniqueur. Le fou rire s’empare bientôt du lecteur ; les anecdotes, scandaleuses se multiplient autour des plus vénérables mausolées ; puis le dégoût succède au tire, car au fond les innombrables épisodes de cette comédie aristocratique se développent à coups de poignard Qu’on demande à M Litta quelles sont les familles les plus illustres ? Celles, répondra-t-il, qui comptent le plus de pendus. Doit-il signaler quelque trahison de premier ordre, il dira que c’est une action de ministre. Quand on rencontre çà et là quelque honnête homme dans cette foule blasonnée on est tenté de lui dire de s’en aller ailleurs, il n’est pas à sa place. Calme et sûr de lui-même, l’officier italien erre depuis trente ans le sourire sur les lèvres, dans son immense nécropole ; fossoyeur des gloires italiennes, il traite les morts sans façon, il méprise fort les vivans, et l’ordre de naissance est le seul qui règne dans ces bizarres funérailles ou l’épigramme tient lieu de requiem. Qu’on ne s’y trompe pas cependant M. Litta n’est pas démocrate, il a peu de goût pour le peuple, et encore moins pour la bourgeoisie. Seulement M. Litta est encore plus misanthrope qu’il n’est gentilhomme, et, comme tous les misanthropes, il sacrifie l’humanité aux principes. C’est ainsi qu’il arrive à conserver une foi sincère dans les droits de l’aristocratie, tout en dévoilant ses crimes avec une justice inflexible ; avec beaucoup de respect pour la noblesse, il n’a aucune pitié pour les nobles.

Une critique difficile trouverait sans doute quelque chose à reprendre dans ce travail : peut-être les tables de M. Litta ne sont-elles pas d’un usage très commode ; le plan de l’Art de vérifier les dates eût été préférable ; les vieux généalogistes Sansovin, Scipione Ammirato, développaient l’histoire des famille avec plus d’ordre, avec moins de redites et de renvois. Il ne serait pas impossible que M. Litta eût trop dédaigné les origines, pour réagir contre ces écrivains qui faisaient remonter chaque famille, à travers la cour de Byzance et le sénat de Rome, jusqu’à Enée et à la guerre de Troie. Peut-être les contes même par lesquels l’imagination populaire arrangeait l’antiquité d’après les idées