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L’instinct filial n’a pas été seul à s’alarmer. La vieille nourrice galloise fait à Edmond les mêmes sinistres confidences : elle lui parle, en baissant la voix, de ces inexplicables caprices qui effraient les serviteurs de son maître, de la terreur qu’ils éprouvent en le voyant quelquefois, à minuit, lorsqu’il peut se croire à l’abri de tous les regards, se perdre seul dans les bois ténébreux ; elle lui raconte, d’après eux, comment De Vere se réfugie dans son cabinet, dont la porte verrouillée ne s’ouvre plus pour personne durant des journées entières : le vieil intendant lui-même y frapperait vainement. Puis ce sont parfois des éclats soudains, inexplicables, des colères sans raison, apaisées, réprimées à l’instant même par un effort violent.

Ainsi vont les choses pour De Vere. Higgins, en revanche, de plus en plus entraîné sur la pente où nous l’avons vu se placer, s’enivre d’action, de complots, de rêveries politiques. Un meneur secondaire, un artisan de troubles, établi chez lui, éperonne à chaque instant cette ardeur excessive, stimule cet enthousiasme téméraire, — et chaque jour s’élargit l’abîme qui sépare déjà Clarisse et Reginald.

Cependant, lorsque cet aimable et franc jeune homme fait un appel direct à l’affection paternelle, Higgins ne sait pas résister. Il trouve bien quelques inconvéniens à une alliance qui désarme Reginald et le range parmi les modérantistes ; mais, après tout, si l’on scrutait à fond ces résistances plébéiennes, peut-être les trouverait-on combattues par le respect inné de l’homme anglais pour les grandeurs généalogiques. Reginald, de ce côté, n’aura point de grands obstacles à surmonter ; en revanche, il s’est trompé lorsqu’il a pris au pied de la lettre la bienveillance polie que De Vere a cru devoir lui témoigner. Ces manifestations, De Vere se les est imposées comme une partie du rôle qu’il joue, du mensonge que son orgueil lui dicte ; mais lorsque Reginald Vernon, oublieux de sa naissance obscure, oublieux du nom qu’il porte, oublieux des principes professés par son père, ose aspirer ouvertement à la main de Clarisse, cette présomption soulève un terrible orage dans le cœur du vieux gentilhomme. Ce n’est point assez pour lui de rejeter une pareille mésalliance, il faut répondre par le dédain à l’outrage, il faut que Reginald éperdu sache bien qu’on frappe en lui non pas l’individu isolé, mais la caste toute entière de ces plébéiens révoltés qui osent méconnaître l’orgeuil du sang, traiter de chimères les traditions aristocratiques, et s’égaler ud premier coup aux descendans des races les plus pures.

Reginald est donc repoussé. Dans son premier désespoir, il conserve assez de sang-froid pour ne pas en appeler à son père, et, certain que Clarisse l’aime, il demande secours, heureusement inspiré, à un de ces hommes froids et tranquilles, sans aigreur et sans enthousiasme, qui