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périls ? L’église de Ferney, par exemple, n’est-elle pas un audacieux blasphème ?

Mais peu importait à Higgins la bienveillance ou le mauvais vouloir des gentilshommes ses voisins. Il savait en bloc que leur paresse raillait son activité, qu’une secrète jalousie envenimait de toutes part les jugemens portés sur lui ; mais il n’en allait pas à son but d’un pas moins ferme, toujours entouré d’une troupe de jeunes enthousiastes, comme lui dévoués à la grande cause de la liberté humaine.

L’un d’eux était son fils Reginald, hier encore sur les bancs de l’école, et qui venait de parcourir l’Europe, ou, de tous côtés, il avait vu fermenter l’esprit révolutionnaire. Impétueux, hardi, brillant d’esprit, admirablement beau, Réginald était adoré de son père, qui aimait à le mettre à l’épreuve en le raillant à outrance : heureux de le voir résigné ces paternelles attaques, heureux encore lorsque le jeune homme, tout en riant, se permettait d’y répondre par quelque épigramme inattendue. A côté de lui, plus modeste, plus timide, — ame délicate sous une enveloppe massive et sans grace, — son ami d’enfance Edmond Lovel. Ce dernier était aussi l’ami des De Vere, le compagnon de jeux de Clarisse, le seul étranger sur terre à qui, dans l’espèce de captivité où elle s’étiolait, le jeune fille eût pu jusqu’alors accorder une affection quelconque. Elle l’aimait en effet. Il avait sa place dans les pensées de cet être angélique. Absent, elle commençait à le trouver de moins. Elle souriait à l’idée de son retour. Il était mêlé à ses meilleurs souvenirs : il avait eu sa part de tous les chagrins de famille. C’était par sa faute, — Clarisse le savait et n’avait pas voulu que ceci fût révélé à son père, - que Higgins, accidentellement conduit dans les bois de Mount-Sorel, s’était pris d’un amour subit pour cette féodale résidence. Ils avaient donc, Edmond et Clarisse, un secret bien à eux, et n’était-il pas permis de se demander pourquoi ils l’avaient, pourquoi la jeune fille, n’avait pas voulu qu’Edmond, innocent d’intention, s’exposât au ressentiment plus ou moins équitable de M. De Vere ? Hélas ! elle l’ignorait peut-être elle-même ; mais cette répugnance d’instinct, et l’attachement dont elle était le symptôme naïf, Edmond ne pouvait-il donc y chercher un vague motif l’espérer ?

Ce crime, — cette faute si excusable, — il devait l’expier cruellement, et cela dès le premier jour où Reginald rencontra Clarisse. Figurez-vous cette première entrevue, comme elle eut lieu, au sortir d’une église de campagne, par une matinée d’automne un peu froide. Reginald y avait conduit Edmond, sans lui dire où ils allaient, mais en réalité pour y voir cette jeune fille dont la beauté faisait tant de bruit. En arrivant aux portes de la chapelle, Clarisse et son père ont reconnu leur jeune ami, nul moyen de quitter la place sans leur avoir parlé. Reginald, ravi de