Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était en 88, il est encore des abîmes infranchissables. Et, par une logique toute simple, par un enchaînement fatal au principe oligarchique, les millionnaires sans aïeux, quand ils n’ont pas le génie qui dompte la résistance orgueilleuse des castes privilégiées, sont dédaigneusement repoussés dans les rangs du peuple.

Ceci était arrivé pour Higgins. Homme de sens droit, de lumières communes, de volonté forte, — aussi fier, aussi indomptable d’ailleurs que si le sang de Harold eût coulé dans ses veines, — il avait pris vaillamment son parti de lutter contre une caste dont les dédains l’avaient blessé. Par nature, cependant, personne n’était moins niveleur, moins égalitaire. Il aimait l’ordre rigoureux, l’obéissance passive : maître juste, mais sévère, froidement absolu, à qui rien n’échappait, et qui pardonnait rarement la moindre transgression de ses ordres. Au reste, et une fois son parti pris, conséquent à lui-même, il avait l’uniforme débraillé de Fox, les propos aventureux de Wilkes, la terrible logique de Payne et de Priestley. Sans cesse sur la route de Londres à Paris, il allait chercher dans les clubs, à la constituante, chez Mirabeau, chez Lafayette, le mot d’ordre de l’idée, nouvelle, la consigne changeante de la révolution, chaque jour plus forte et plus avide. Puis, dès qu’il pouvait se soustraire à cette dévorante activité, il courait à Mount-Sorel, où disparaissaient comme par miracle, sous ses yeux vigilans, sous ses mains infatigables, toutes les traces du long désordre auquel le noble domaine avait été livré par ses derniers possesseurs. Homme nouveau, il ne tenait compte d’aucune idée vieille. Cependant il s’abstint de porter une main sacrilège sur les beautés architecturales du vieux château. Tout jacobin qu’il était, on ne le vit pas méconnaître l’élégance des croisées à colonnettes ou des chapiteaux romans, mutiler les armoiries ciselées dans la pierre, ou septembriser les ruines de l’antique chapelle. Tout au contraire, cet homme bizarre voulut tout conserver de ce qui avait une valeur historique ou pittoresque, et, loin de témoigner une haine stupide à ces vestiges d’un temps qu’il abhorrait, on eût dit, à le voir étayer les pilastres fendus, restituer les écussons brisés, replacer dans leurs lambris les portraits de famille, préalablement restaurés et revernis, que cet homme rêvait, pour un avenir plus ou moins éloigné, le retour des De Vere dans leur ancien manoir.

Le bruit public portait ces nouvelles au dernier descendant de l’illustre famille, et troublait le repos de son ame stoïque. Chose étrange, il ne trouvait aucune consolation à ces détails, et ressentait comme une sorte d’insulte les soins qu’un étranger, un parvenu, un partisan abhorré de la révolution française, osait prendre de ces nobles reliques, profanées par ce culte indigne. De fait, n’était-ce point là une raillerie injurieuse ? et relever l’autel, quand on ne croit pas au dieu, n’est-ce pas dire qu’on peut impunément se jouer d’une foi désormais sans