Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/566

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Grove. Elle fut aussitôt décrétée, quitte à obtenir plus tard le consentement de mistriss De Vere.

Ce point réglé, désormais certain de pouvoir acheter Mount-Sorel, et le regardant dès-lors comme son bien, DeVere attendit patiemment l’époque de la vente. Deux longues années devaient s’écouler avant les formalités judiciaires, l’impatience des créanciers et le mauvais vouloir des hommes de loi eussent abouti à ce résultat. Durait ces deux années, le futur propriétaire ne perdit pas un moment de vue le but de sa secrète ambition. Jamais un seul mot ne décelait ses espérances, soigneusement déguisées ; jamais le nom de Mount-Sorel n’était prononcé par lui, mais jamais non plus ce nom ne quitta sa pensée, et il ne s’écoulait guère de jour où cet homme grave, ce philosophe austère, ne cédât au charme invincible qui l’attirait vers le but de ses rêves.

C’était avec la joie dissimulée de l’amoureux en bonne fortune qu’il se glissait, par des sentiers solitaires, perdus sous l’ombre de bois, jusqu’au sommet des roches ardues qui dominaient les murs de l’ancien château. De là, pour la première fois de sa vie, il avait contemplé le berceau de sa noble race, les remparts démantelés, les tours tapissées de lierre et couronnées de folle avoine, les arceaux brisés, les buissons sauvages où le vent se jouait avec d’étranges murmures, et çà et là, — mutilés par la main des hommes ou par celle de Dieu, — les écussons sculptés où se lisait encore, sous mille blessures le blason sans tache des De Vere.

A cet aspect, leur dernier descendant avait cru, pour un moment, se voir entouré de leurs ombres imposantes Elles lui montraient, indignées, cette terre conquise et gardée au prix de leur sang, cette terre usurpée par la révolte, vendue à un obscur trafiquant, déshonorée par les vices grossiers de ces nouveaux venus, de ces up-starts, et qu’il fallait, à tout prix, replacer en des mains nobles et pures.

Incapable de résister à leur appel, De Vere s’était élancé vers la chapelle qui abritait leurs tombes, et dont la nef se soutenait presque entière sur ses piliers ébranlés. Guerriers, prélats, abbesses, leurs images gravées dans le marbre tapissaient le sol. Près du mur qui dessinait encore l’enceinte du chœur, l’effigie d’un paladin gisait sur un sarcophage aux bas-reliefs effacés. Ses bras en croix sur sa poitrine rappelaient ses exploits en Terre-Sainte. De l’autre côté de l’autel, agenouillé dans ses robes flottantes, un prêtre, un cardinal de l’église romaine, tendait au ciel ses mains de pierre ; de ceux-ci, comme de tous les autres, De Vere connaissait le nom et avait appris les exploits, les grandes actions, les vertus chrétiennes. Jugez de son émotion, lorsqu’à l’improviste il se trouva transporté, pour ainsi dire, au milieu d’eux, lorsque