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souvenirs. Fallût-il, pour un si noble but, sacrifier l’aisance et le repos de ses vieux jours, De Vere n’aurait pas hésité. Mount-Sorel à vendre ne devait ne pouvait être qu’à lui. Pour lui seul, Mount-Sorel avait la valeur d’un royaume. Désormais, à ce nom vénéré, devait battre le cœur du dernier des De Vere ; dans ce cœur si froids, si fermé, une ardeur inconnue venait de naître, et cherchait une issue. C’était la fureur, le délire d’un premier amour ; s’était cette flamme étrange, c’était ces transports intérieurs, ces tressaillemens involontaires de l’orgueil et de l’ambition, lorsque, opprimées long-temps et contraintes au repos, ces passions impérieuses espèrent enfin libre carrière.

Et même ce jour-là, cependant, rien ne parut au dehors de ces émotions violemment refoulées. Le soir seulement, par un beau coucher de soleil, De Vere prit la main de sa fille, alors âgée de treize ans, et l’emmena sur une terrasse d’où l’on apercevait de loin les bois de Mount-Sorel, fermés à l’horizon par une longue ligne de roches grises. L’enfant, peu habituée à un pareil témoignage d’affection, marchait droite et fière, et lui la regardait avec un sentiment involontaire de respectueuse tendresse, songeant qu’il avait sous les yeux l’héritière à venir du domaine reconquis.

La nuit venue, ils rentrèrent sans avoir échangé une parole. Tout entier à sa nouvelle espérance, De Vere ne songeait plus qu’au moyen de la réaliser, et, perdu dans ses calculs, il avait fini par oublier que Clarisse était près de lui.

L’acquisition de Mount-Sorel n’eût pas été difficile à un autre homme que De Vere, place dans les mêmes conditions de fortune ; mais cet orgueil qui la lui rendait si désirable opposait en même temps mille obstacles à son inébranlable volonté. Il en eût coûté à De Vere s’il eût fallu aliéner le domaine patrimonial, faire tomber sous la hache les forêts qui portaient son nom, ou même permettre à des mains étrangères de profaner le trésor de famille, l’argenterie massive, les bijoux que six générations de douairières avaient accumulés dans les riches cabinets d’écaille et d’ivoire incrustés ne pouvaient pas être mis au pillage. Mount-Sorel devait être acheté, mais non pas au prix de la moindre dérogeance, de la plus légère humiliation.

Le fier patricien se souvint alors que, parmi les biens qui formaient la dot de mistriss De Vere, il en était un libre de toute charge, et qu’elle avait voulu conserver intact par respect pour la mémoire d’un père chéri. Ash Grove, où elle avait grandi, qui s’était embelli sous ses yeux ; Ash Grove où elle se retrouvait chaque année, et dont les rians vallons, peuplés de ses plus lointains souvenirs, lui rendaient le prestige de jeunesse évanouie, était pour elle une terre sacrée Mais l’orgueil est impitoyable dans ses calculs, et l’orgueil prescrivait la vente d’Ash-