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avait déçues en naissant ; mais, pas plus qu’à toute autre main, humaine, il ne lui accordait le droit le pénétrer les secrets de sa pensée. Type complet de cet esprit exclusif qui se résume par le Proverbe si connu : My home is my castle, et fait du moindre cottage une forteresse fermée à toute invasion, De Vere n’admettait personne dans son home intérieur, dans le château-fort de sa conscience. Entre deux êtres aimans et dévoués il vivait silencieux et seul.

Certes, si quelque événement, en ce bas monde, avait pu arracher un cri de surprise et de plaisir à ce froid et hautain gentleman, c’eût été la nouvelle que Mount-Sorel allait être à vendre, Mount-Sorel, le domaine de sa famille, Mount-Sorel dont ses ancêtres portaient le nom, Mount-Sorel dont il conservait pieusement la desciption officielle dressée par ordre « des lords commissaires du parlement et du peuple d’Angleterre. » L’émotion fut extrême, n’en doutez point mais rien, pourtant, ne la trahit au dehors. Du même pas qu’à l’ordinaire, l’impassible chef de famille traversa les galeries lui conduisaient, à son cabinet. Une armoire de fer était scellée dans l’épaisseur du mur ; il l’ouvrit sans se presser. C’était là qu’il conservait les archives de famille. Là, dans une toile jaunie sur laquelle des taches de sang marquaient encore, reposait une mèche le cheveux gris enlevée à une tête que les balles covenantaires n’avaient pas épargnée, celle de Ralph De Vere, « assassiné en 1647 par les rebelles. » disait l’enveloppe le cette relique. Là se trouvait aussi le plan du domaine confisqué à la même époque. On y voyait, figurés grossièrement, ses bois séculaires, son parc immense bordé par les sinuosités d’un fleuve, ses chaînes de rochers où certaines marques particulières indiquaient la présence de gisemens minéralogiques encore inexploités, son chapelet d’étangs poissonneux, ses pâturages qui envahissaient l’horizon tout entier, et enfin, au centre de cette magnifique possession, les deux châteaux, reliés l’un à l’autre par de longues avenues, des jardins, des dépendances sans nombre.

Depuis bien les années, personne, parmi les De Vere, n’avait déroulé ce tableau splendide et navrant. Le représentant actuel de la famille savait, par tradition, que Mount-Sorel avait été l’apanage de ses aïeux ; mais une répulsion invincible ne lui permettait pas de chercher à voir ce monument de grandeur éclipsée, d’opulence à jamais perdue. C’était à contre-cœur que, dans ses courses à travers le comté, il n’avait pu s’empêcher de jeter un coup l’œil sur les collines chargées de bois et sur les hautes tourelles qui, dépassant la cime des arbres, indiquaient l’existence du vieux château féodal. Et alors il se hâtait de détourner la tête pour que rien sur sa figure ne pût trahir le plus insignifiant regret, le retour le plus indirect vers les temps qui n’étaient plus.

Maintenant l’heure était venue qu’il n’avait jamais espérée, où il allait être possible de rentrer dans cette terre consacrée par tant de glorieux