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Pour tant de splendeurs, atténuées par l’effet mélancolique des souvenirs qu’elles réveillaient, pour ce déclin majestueux d’une forte et royale création, le grossier possesseur de Mount-Sorel n’avait pas un regard, pas une pensée. C’était, nous l’avons dit, un de ces coureurs de renard dont la vie se perd en fatigues sans but, en stupides ivresses. Un jour qu’il montait un cheval difficile et qu’il avait, de trop bonne heure, fêté ses vins capiteux, il se brisa la tête au revers d’un fossé qu’il voulut franchir. Le trépas soudain de ce jeune fou laissait Mount-Sorel sans maître, et le vouait au marteau de l’adjudication.

Or, à quelques milles de ce noble domaine, vivait un homme chez qui la mort imprévue du jeune Entwistle allait déchaîner une passion jusque-là prisonnière et muette, une de ces passions qui nous attendent au déclin de l’âge, quand nous échappons à toutes les autres, redoutables parce qu’elles nous trouvent hors de garde, redoutables par l’attachement immodéré que nous portons à ces derniers nés de nos désirs, redoutables surtout par la nécessité de concentrer au dedans de nous ces faiblesses de l’ame, dont nous n’osons ni mesurer ni avouer la secrète puissance.

Jusque-là,ce dernier rejeton des De Vere avait peu vécu par le cœur. C’était une ame altière et réservée, une de ces natures à qui l’abandon n’est pas possible, qui le redoutent chez autrui, et se privent sans peine de ces épanchemens par lesquels l’homme vulgaire associe les autres à ses douleurs ou à ses joies. De Vere, lui, ne réclamait ni compassion pour ses souffrances, ni joyeuse sympathie pour ses plaisirs. A vrai dire, il n’avait jamais beaucoup souffert, et jamais il n’avait éprouvé de vive satisfaction. Né sous le coup d’une déchéance déjà lointaine, il supportait avec résignation l’abaissement de sa race ; mais l’orgueil patricien vivait encore en lui, et lorsque, déjà père d’une fille, il dut renoncer à voir son nom se perpétuer au-delà de lui, faute d’un héritier que le ciel lui refusait obstinément, il eut quelque peine à subir sans murmure cet arrêt de la Providence.

Pourtant il ne lui échappa aucune plainte. A quoi la plainte sert-elle ? Il ne réclama aucune consolation Qui donc l’eût consolé ? Depuis long-temps la compagne qu’il s’était donné, — douce et bonne créature dont il découragea tout d’abord la tendresse importune, — avait accepté près de lui le rôle discret et silencieux auquel il la destinait évidemment. Depuis long-temps elle n’empiétait plus sur les heures qu’il passait loin d’elle, et n’osait plus franchir la mystérieuse barrière qui défendait l’accès de son cabinet. Clarisse elle-même, l’unique enfant, devenue avec le temps une de ces belles jeunes filles dont l’aristocratie anglaise revendique, à titre de privilège exclusif, la blancheur éclatante et la majesté virginale, n’avait pu triompher de la froideur paternelle. De Vere, juste envers tous, ne lui demandait pas compte des espérances qu’elle