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la première fois, un soldat enrichi par la conquête, hissa sur ces tours grises son pennon ensanglanté, traça de son épée les limites de son vaste domaine, et, si loin que son regard de faucon embrassait l’espace, voulut être le dominateur du pays ! En face de cet orgueil immense il y eut les secrètes malédictions des tenanciers frappés de terreur, il eut la haine atroce qu’inspire toute oppression nouvelle. Durant les longues nuits d’été, quand un pauvre caitiff, l’arc ou l’arbalète en main, se hasardait à franchir les fossés du parc aux chevreuils, quels devaient être ses pensers à l’aspect de la forteresse menaçante où, le jour suivant il serait peut-être conduit pour répondre à un juge inexorable, à un maître sans pitié ! A quelques pas de lui, cependant, un autre homme contemplait le même tableau, mais avec des soucis bien différens. C’était un altier prieur, repassant en sa mémoire les nombreux items de la charte domaniale, qu’il transcrivit la veille sur parchemin, et pieusement occupé de ce que deviendrait, dans les mains d’un serviteur de Dieu, cette terre si mal administrée par un grossier baron. A la même heure peut-être, dans son palais de Londres, le monarque anglais pouvant dire, à un hide près ce que possède chacun de ses nobles, rêvait aux moyens de recouvrer ce riche apanage, concédé sans réflexion, et qui donnait trop de puissance à un feudataire suspect.

Ainsi, dès le début de leur existence, autour de ces murailles insensibles et inébranlables, combien d’ames se sont émues, combien de cupidités se sont allumées, combien de révolte ont été méditées, combien de méfiances, combien de terreurs, combien de jalousies, dans les ames depuis long-temps rendues à leur Créateur, chez des hommes dont la poussière d’abord abritée sous le marbre, s’est enfin mêlée à cette poussière universelle d’où sortent successivement les générations ! Ceux-là sont morts, d’autres ont à leur tour admiré, redouté, envié, possédés, perdu ce glorieux hocher. Après ceux-ci d’autres, et d’autres encore. Les guerriers ont versé leur sang au pied de ces murs hautains : les gens de cour ont ourdi mille trames, fait jouer mille ressorts pour obtenir cette proie royale ; les jurisconsultes ont épuisé leur science à renverser les droits qui la protégeaient ; ils ont miné vingt fois sans succès sa troisième enceinte, inattaquable à l’artillerie, enceinte de parchemins, de substitutions de clauses restrictives, etc. Ainsi, guerre de boulets, guerre de plume, assauts meurtriers, procès sans fin, un perpétuel déchaînement de convoitise, de spoliations, de subtilités haineuses, et, battu sans cesse par cette mer turbulente, l’édifice massif est encore debout. Debout malgré les malédictions des pauvres, debout malgré la proscription des rois, debout malgré le peuple révolté, debout malgré le canon de la république, debout malgré les torches des réformistes : colères publiques, haines privées, se sont brisées contre cette force inerte qui leur survit et semble les défier encore.