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singulière analogie entre M. Ingres et M. Overbeck, en révolte tous deux contre les écoles régnantes, tous deux absorbés dans une adoration plus ou moins intelligente du passé, décorant tous deux de leurs peintures les édifices de Rome : M. Ingres, les salles du palais de Monte-Cavallo, où il exécutait dans un style raphaélesque des fresques dont l’histoire romaine et les poèmes d’Ossian avaient fourni le sujet[1] ; M. Overbeck, reproduisant l’histoire de Joseph dans les appartemens du palais du consul de Prusse, M. Bartholdi, et, plus tard, peignant divers épisodes empruntés aux chants de la Jérusalem délivrée dans la villa Massimi. La façon dont les deux artistes entendent le clair-obscur ne manque pas non plus de certains rapports. Tous deux peignent la chair sans la faire palpiter, tous deux ne regardent la couleur que comme l’accessoire de la forme ; aussi leurs dessins sont-ils préférables à leurs tableaux, et peut-être leurs tableaux gagnent-ils à être gravés. L’analogie s’arrête là. M. Ingres a sur M. Overbeck l’avantage d’un goût plus délicat et plus sûr. Il ne s’est jamais attaché, comme le peintre allemand, à reproduire servilement jusqu’aux défauts et aux anachronismes des vieux maîtres qu’il imite, habillant, comme eux, ses Hébreux en bourgeois de Francfort ou de Leyde. Il dédaigne justement ces puérilités archaïques. M. Ingres a aussi bien autrement de vigueur et tout à la fois de fantaisie dans sa manière que le peintre de Lubeck fantaisie dans le choix des sujets, vigueur dans la forme dont il revêt sa pensée. M. Ingres n’obéit pas, comme M. Overbeck, à une influence purement mystique, et il ne peint pas comme lui sous l’impression constante d’une seule et même idée.

M. Ingres est en effet le peintre de l’art pour l’art ; l’amour exclusif de la forme et la fantaisie caractérisent essentiellement sa manière ; aussi les critiques religieux et humanitaires lui ont-ils sévèrement reproché les uns son scepticisme, les autres « son détachement égoïste de tous les sentimens communs et solidaires, » tous son singulier dédain pour ces grandes questions sociales et religieuses qui préoccupent l’esprit des hommes et qui agissent sur leurs destinées. Nous croyons superflu d’examiner si la peinture doit être considérée uniquement comme une sorte de langage symbolique dont l’artiste ne peut se servir que pour prouver ou pour convaincre. Le rôle du peintre serait alors plus restreint que celui de l’écrivain, qui, lui du moins, peut raconter et se laisser aller parfois à l’inspiration et à la fantaisie sans faire absolument de l’histoire un plaidoyer et du caprice un moyen de conviction. Nous pensons qu’il faut laisser aux uns la lutte et la prédication, aux autres l’inspiration pacifique et désintéressée, et cette souveraine et stoïque

  1. Le Triomphe de Romulus, vainqueur d’Acron, roi des Céciniens ; cette vaste peinture a été exécutée en détrempe. Le Sommeil d’Ossian, plafond peint à l’huile.