Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/493

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire qu’il était l’arbitre du monde. Si la gloire militaire est enivrante, elle est dispendieuse. Celui qui tenait, aux yeux du peuple, les cordons de la bourse, devait se trouver souvent dans une situation embarrassante.

Le contrôleur des finances avait pour rival dans le cabinet un homme de génie dans sa sphère, Louvois, qui tira de la routine l’administration militaire, et en fit une science. Au lieu de procéder par des réquisitions violentes, de livrer les populations au pillage, Louvois introduisit un mode d’approvisionnement qui eut le double avantage de prévenir les besoins de l’armée et d’affamer l’ennemi. La refonte des cadres, l’obligation de l’uniforme des troupes, le perfectionnement des armes spéciales, les grands travaux de fortification, les grands équipages de siège, renouvelèrent l’art de la guerre. Appliquées à des armées de trois à quatre cent mille hommes, ces innovations précipitées devinrent accablantes. Organisateur de la victoire, caressant le monarque sans songer au pays, Louvois conservait le beau rôle dans les conseils. Obligé d’inventer des expédiens pour subvenir aux besoins de l’armée, Colbert supportait la responsabilité des entreprises de son collègue. A chaque demande nouvelle d’argent, le financier faisait entendre des représentations qui irritaient le jeune conquérant. Un jour, le fait est raconté par Charles Perrault, Colbert, effrayé par une demande de 60 millions pour l’extraordinaire des guerres, osa dire en plein conseil qu’il lui serait impossible de procurer cette somme. « Songez-y, dit alors Louis XIV ; il se présente quelqu’un qui entreprendrait d’y suffire, si vous ne voulez pas y songer. » Sous le coup de cette menace brutale, Colbert rentra dans son cabinet, abasourdi, effaré. Pendant plusieurs jours, il se tint renfermé chez lui, plongé dans une sorte de stupeur, remuant machinalement ses papiers, quoique incapable de travail, parlant de prendre sa retraite, et tremblant d’épouvante à la pensée d’un tel sacrifice. Le malheureux n’était que trop persuadé qu’un autre se présenterait pour entreprendre ce qui lui semblait pernicieux. Sa famille, ajoute Perrault, s’efforça de lui persuader que sa démission entraînerait sa perte. Au milieu de ses irrésolutions, une lettre du roi le rappela à Versailles. Il se résigna donc à reprendre ses fonctions ; mais, frappé au cœur, la blessure restait ouverte : il se sentait vaincu dans le conseil par ce parti de la guerre dont Louvois était l’ame. Quoiqu’il eût fait le sacrifice de ses plans personnels à la politique ruineuse de son rival, la cour lui fit sentir plus d’une fois qu’il était en disgrace. Un amer désenchantement refroidit son zèle, et parut même comprimer ses facultés. « Tandis qu’auparavant, dit Perrault, on le voyait se mettre au travail en se frottant les mains de joie, depuis cet événement, il ne travailla plus qu’avec un air chagrin, et même en soupirant. De facile et aisé qu’il était, il devint difficultueux, et l’on n’expédia plus à