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dans les deux pays : à Paris comme à Londres, l’abondance des produits abaissa le prix des grains[1], et détermina un notable accroissement de la population. Avant 1789, en plein colbertisme, les exportations de notre industrie agricole étaient beaucoup plus considérables qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Amelot de La Houssaie raconte que Colbert, ayant convoqué les principaux marchands de Paris pour conférer avec eux sur le commerce, les invita à parler librement, ajoutant que celui qui montrerait le plus de franchise serait le meilleur serviteur du roi et le meilleur ami du ministre. « Monseigneur, dit alors un Orléanais nommé Hazon, puisque vous nous le commandez, je vous dirai franchement que, lorsque vous êtes venu au ministère, vous avez trouvé le chariot renversé d’un côté, et que, depuis que vous y êtes, vous ne l’avez relevé que pour le renverser de l’autre. » Cette anecdote n’a pas la portée qu’on lui attribue, car on ne sait pas à laquelle des réformes de Colbert la réponse de l’Orléanais se rapportait. Si maître Hazon a fait allusion au système prohibitif, on peut ajouter que son bon sens bourgeois a résolu le problème. Pour que le char de l’industrie avance, il faut qu’on le sache guider droit et ferme, selon les temps et les lieux, entre les abus du monopole et les dangers d’une excessive liberté.

Comme ministre de la marine, la gloire de Colbert est incontestée. Les troubles de la fronde avaient désorganisé tous les services publics. La marine française, relevée un instant par les efforts de Richelieu, n’avait plus dix vaisseaux de 50 canons à mettre en mer de 1648 à 1654. Colbert trouva tout à faire. Ses institutions, qui embrassent le personnel, le matériel de guerre, les approvisionnemens, la jurisprudence maritime, sont encore aujourd’hui la base de notre puissance navale. Le régime brutal de la presse maritime, auquel l’Angleterre n’a renoncé qu’en 1835, avait été jusqu’au règne de Louis XIV le seul mode de recrutement connu chez nous. Le régime de l’inscription et de la distribution par classes des populations du littoral vouées par instinct et par nécessité au métier de la mer régularisa le service de la marine royale, sans préjudice pour la marine marchande, sans abus de pouvoir à l’égard des marins enrôlés. Le code maritime (ordonnance de 1681), élaboré par une commission sous les yeux du ministre, excita une admiration générale et sincère, puisque les peuples rivaux de la France s’empressèrent de l’adopter. Enfin le plus beau titre de Colbert à la reconnaissance du pays, ce n’est pas seulement d’avoir créé une flotte formidable pour son temps : c’est surtout d’avoir su inspirer à la jeune

  1. Il est très remarquable que dans les deux pays, sous des lois opposées, le prix des grains se soit abaissé dans une proportion qui ne s’est presque jamais démentie. On peut consulter à ce sujet les calculs de Messance dans ses consciencieuses Recherches sur la population.