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ou plutôt à cause de cette prétention à une parfaite indépendance, la lecture laisse une impression qui n’est que médiocrement favorable au ministre de Louis XIV. Ce n’est pas que M. Clément lui refuse les éloges : dans le préambule, comme dans le résumé de son livre, il reconnaît que « la France, de 1661 à 1683, présente un admirable spectacle… que l’époque remplie par l’influence de Colbert restera une des plus brillantes de nos annales… que le restaurateur des finances, le réformateur de tous les codes, le protecteur des arts et des lettres, réunit les plus beaux titres au respect et à l’admiration de ses concitoyens. » Mais ces considérations générales sont si souvent démenties par l’aspect donné aux faits, le tableau de l’époque est ordinairement si sombre, que, lorsqu’on ferme le livre pour asseoir ses idées, on s’étonne de trouver le grand homme considérablement amoindri. M. Clément, faisant nombre dans la phalange des théoriciens qui ont levé l’étendard au nom de la liberté absolue du commerce, n’a pas assez résisté à la tentation de faire « ressortir les funestes effets du système prohibitif, dès son origine même. » Économiste érudit plutôt qu’historien, il ne se transporte pas dans le passé pour observer son héros : il le cite à la barre du XIXe siècle, et prononce du haut de ses principes absolus. Il semble chercher dans les actes de Colbert la confirmation des axiomes de son école, et il se donne si souvent le plaisir de le prendre en faute, il revient avec tant d’insistance sur les suites déplorables des erreurs ministérielles, qu’on est parfois tenté de se demander s’il n’eût pas mieux valu pour la France que Colbert ne fût pas parvenu au pouvoir.

Au dernier siècle, sous le règne universel du monopole et des lois restrictives, la gloire de Colbert était acceptée à peu près sans contrôle ; l’instinct populaire lui faisait honneur de la prospérité de la France, et son nom suffisait pour caractériser le type du grand ministre. Aujourd’hui que la liberté des échanges est préconisée comme le remède à toutes les misères sociales, Colbert, en qui on personnifie le système prohibitif, est exposé aux préventions de la critique. Ainsi flottent les jugemens humains, selon les temps et les circonstances, entre une admiration irréfléchie et une sévérité qui touche à l’ingratitude. Il est bon que de temps en temps les faits soient exposés avec un parfait désintéressement, afin que le public retrouve le point de vue où il doit se placer pour apprécier les grands hommes.

Gardons-nous de juger les ministres de l’ancien régime avec les idées qui appartiennent à notre ordre social. Il a fallu des siècles pour que les attributions ministérielles fussent exactement définies. Après le triomphe de la monarchie sur le principe féodal, le domaine royal semblait moins une contrée à régir qu’une conquête à exploiter. Sous Henri II, on réduisit à quatre le nombre des secrétaires d’état, et on leur