promène sur la mer un regard attentif comme sur un livre connu, mais difficile ; on avance prudemment, car la nuit est venue. Tour à tour on fait marcher la machine et on ralentit son mouvement ; enfin le bâtiment s’arrête, nous sommes dans la rade d’Alexandrie.
Ce port où nous entrons est celui que les Grecs appelaient du bon retour, parce que, tourné vers l’ouest, les vents les plus ordinaires et le grand courant qui vient de Gibraltar y poussent naturellement les vaisseaux. Autrefois réservé aux musulmans, Méhémet-Ali l’a ouvert aux chrétiens, qui jusque-là devaient se contenter du port de l’est, moins profond et moins sûr. Nous ne prendrons terre que demain ; mais quelques passagers impatiens veulent dès ce soir aller avec les officiers faire une visite au consulat. Empressé de poser le pied sur la terre d’Égypte, je les suis. Notre petite embarcation circule à travers les vaisseaux de la flotte, qui dessinent leurs masses noires sur le ciel étoilé. Aucun bruit, aucune lumière ne nous révèle l’approche de la ville endormie ; nous nous dirigeons en tâtonnant, pour ainsi dire, vers cette cité célèbre, qui semble se cacher ; nous abordons furtivement dans ce port qu’animait le commerce du monde ; je saute à terre, je suis en Égypte. A terre, le même silence m’attendait. La nuit, les villes d’Orient sont muettes et ténébreuses ; point de bruit dans les rues, aucune voix qui sorte des maisons, aucune lumière aux fenêtres ; les boutiques sont fermées, les bazars déserts. A dix heures, Alexandrie me semblait presque inhabitée ; seulement quelques groupes accroupis fumaient silencieusement, quelques figures noires enveloppées du burnous blanc glissaient dans les ténèbres. Ce calme rend plus sensible encore le contraste du présent et du passé. Quelle différence entre cette ville sans bruit, sans voix, et cette Alexandrie dont les festins de Cléopâtre animaient les nuits bruyantes, où deux mille ans plus tôt j’aurais pu, à pareille heure, rencontrer la folle reine, comme dit Amyot, battant le pavé avec Antoine ! Ici ce n’était pas encore la gravité de l’Égypte, c’était une population mêlée de Grecs, de Juifs, de Romains, d’indigènes, une population de matelots et de soldats, de prêtres et de sophistes. Jéhovah, Jupiter, Sérapis, tous les cultes, toutes les langues, tous les costumes, toutes les idées, toutes les erreurs, toutes les sagesses, tous les délires de l’ancien monde, se heurtaient et s’agitaient comme en tumulte dans cette ville qui à cette heure semble morte, qui en effet l’était naguère, mais qui commence à revivre. Demain, je verrai Alexandrie, je l’entendrai ; ce soir, je ne connais encore que son sommeil et son silence.
Mais, si du présent on remonte au passé, comme tout ce silence va s’animer ! comme toute cette solitude va se remplir ! Je ne pense pas qu’il y ait dans le monde une seule ville, Rome comprise, qui recueille et concentre des souvenirs si nombreux et si divers. Je me bornerai à citer trois noms, les trois plus grands peut-être de l’histoire, et qui ne se